Le narrateur travaille au Bureau des Douanes dans la ville de Salem, Massachusetts, aux Etats-Unis. Dans cet extrait, il écrit à propos de ses collègues plus âgés…
À moins que les gens ne soient par trop désagréables, j’ai la folle habitude de me sentir porté à l’affection envers eux. Le bon côté du caractère de mon voisin – si ce bon côté existe – est celui qui l’emporte généralement à mes yeux. Comme la plupart de ces vieux fonctionnaires avaient leurs bons côtés et comme ma position m’imposait envers eux une attitude protectrice favorable au développement de sentiments amicaux, je ne tardai pas à les prendre tous en affection.
Les après-midi d’été, quand l’ardente chaleur qui liquéfiait presque le reste des humains communiquait seulement à leurs organismes engourdis une ravigotante tiédeur, il était agréable de les entendre bavarder dans l’entrée sur leurs rangées de chaises en équilibre contre le mur. Les mots d’esprit des générations passées dégelaient sur leurs lèvres et en découlaient en même temps que des rires. La jovialité des hommes âgés a beaucoup de rapport avec la gaieté des enfants. L’esprit et le sens du comique n’ont pas grand-chose à y voir. Il s’agit, chez les uns comme chez les autres, d’une lumière qui joue en surface et donne un aspect joyeux tant à de verts rameaux qu’à de vermoulus troncs gris. Mais en un cas il s’agit vraiment des rayons du soleil, dans l’autre, il y a de la ressemblance avec la lueur phosphorescente du bois pourrissant.
Il serait tristement injuste, le lecteur doit s’en rendre compte, de représenter tous mes excellents vieux amis comme tombés en enfance. D’abord, tous mes collègues n’étaient pas vieux. Il y avait parmi eux des hommes dans la force de l’âge, énergiques, capables, tout à fait supérieurs au genre de vie apathique, à la situation dépendante que leur avait réservée leur mauvaise étoile. Et, par ailleurs, les boucles blanches de l’âge se trouvaient parfois être le chaume qui recouvrait une charpente intellectuelle en bon état. Mais, en ce qui concerne la majorité de mon corps de vétérans, je ne leur ferai nul tort si je les représente comme un tas de vieux radoteurs n’ayant rien conservé qui valût la peine des nombreuses expériences de leur longue vie. Ils semblaient avoir jeté aux quatre vents les grains d’or de la sagesse pratique, qu’ils auraient eu tant d’occasions d’engranger, et avoir bien soigneusement empli leurs mémoires de balle d’avoine. Ils parlaient avec bien plus d’intérêt et d’onction de leur petit déjeuner du matin ou de leur dîner de la veille que du naufrage qu’ils avaient fait quarante ou cinquante ans auparavant et que des merveilles du monde qu’ils avaient pu, en leur temps, voir de leurs yeux.
Leur aîné à tous, le patriarche, non seulement de cette petite équipe mais, j’ose le déclarer, de tout le respectable corps des fonctionnaires des Douanes aux États-Unis, était certain sous-inspecteur inamovible. Il pouvait vraiment être appelé un fils légitime de l’administration car son père, un colonel de la Révolution, qui avait été auparavant commissaire du port, avait créé un poste pour lui et l’y avait nommé en des temps si reculés que peu de gens en peuvent aujourd’hui garder le souvenir. Cet inspecteur était, lorsque je l’ai connu, un homme d’environ quatre-vingts ans et un des plus merveilleux spécimens de verdeur prolongée que l’on ait chance de rencontrer au long d’une vie. Avec son teint fleuri, sa personne compacte bien sanglée dans une tunique bleue à boutons brillants, son pas vif, son air dispos et de belle humeur, il donnait l’impression, non à vrai dire d’un homme jeune, mais d’une nouvelle invention de notre Mère Nature, d’un être que ni l’âge ni les infirmités ne devaient se mêler de toucher. Sa voix et son rire, qui ne cessaient de retentir dans tout le bâtiment, n’avaient rien de cassé ni de chevrotant, mais jaillissaient de ses poumons avec la sonorité du chant du coq ou du son du clairon. À le regarder simplement comme un animal (et il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir en lui), il satisfaisait par sa santé intacte, sa faculté de jouir, en cet âge avancé, de toutes ou presque toutes les délices qu’il avait jamais recherchées. La vie que lui assurait son traitement – vie sans souci que ne troublait qu’à peine et rarement l’appréhension d’être destitué – avait évidemment contribué à lui rendre léger le passage du temps. Mais les raisons véritables et profondes de sa vitalité prolongée, il fallait les chercher dans la rare perfection d’une nature animale où ne se mêlaient qu’une dose très modérée d’intelligence et un appoint très négligeable d’éléments moraux et spirituels. Ces derniers existaient seulement dans une mesure suffisante pour empêcher le vieux monsieur de marcher à quatre pattes. Il ne possédait ni vigueur de pensée, ni profondeur de sentiments, ni gênante sensibilité. Rien, en somme, que quelques instincts ordinaires qui, avec l’aide de cette bonne humeur, inévitable conséquence de son bien-être physique, lui tenaient fort convenablement lieu de cœur. Il avait été l’époux de trois femmes, mortes toutes trois depuis longtemps ; père de quelque vingt enfants qui, un peu à tous les âges, avaient fait eux aussi retour à la poussière. On aurait pu supposer qu’il y avait là matière à suffisamment de chagrin pour assombrir les dispositions les plus joviales. Mais il n’en allait point ainsi avec notre vieux sous-inspecteur ! Un petit soupir suffisait à l’alléger du poids de tant de tristes réminiscences. L’instant d’après, il était aussi disposé à s’amuser qu’un petit garçon encore en robes : bien plus que le commis aux écritures du receveur qui, à dix-neuf ans, se montrait de beaucoup l’aîné des deux.
J’observais ce patriarcal personnage avec bien plus de curiosité que n’importe quel autre des humains qui s’offraient alors à mon attention. C’était vraiment un phénomène rare : si parfait à un point de vue, si creux, si décevant, si insaisissable qu’il en devenait inexistant à tous les autres. Je concluais qu’il n’avait ni cœur, ni âme, ni esprit. Rien, comme je l’ai déjà dit, que des instincts.
Et pourtant, le petit nombre d’éléments qui composaient son personnage avait été si habilement assemblé que cet homme ne donnait aucune impression pénible de lacune. Il m’inspirait, tel quel, une satisfaction complète. Sans doute était-il difficile de concevoir comment il pourrait exister dans l’au-delà tant il semblait fait pour le monde des sens. Mais, même si elle devait se terminer avec son dernier soupir, son existence ici-bas ne lui avait pas été donnée par un geste dépourvu de bonté. Sans avoir plus de responsabilité que les bêtes des champs, le vieux sous-inspecteur avait eu de plus larges possibilités de jouissances qu’elles en même temps que l’immunité bénie qui les préserve des sombres tristesses du vieil âge.
Un point sur lequel il remportait de beaucoup l’avantage sur ses frères à quatre pattes était son don de se souvenir des bons dîners qu’il avait mangés…
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