Néanmoins, depuis que l’activité du notaire et sa participation aux affaires publiques et particulières avaient cessé ; depuis huit ans, son souvenir s’était presque aboli dans la ville d’Arcis, où chacun s’attendait, de jour en jour, à le voir mourir. Grévin, à l’instar de son ami Malin, paraissait plus végéter que vivre, il ne se montrait point, il cultivait son jardin, taillait ses arbres, allait examiner ses légumes, ses bourgeons ; et comme tous les vieillards, il s’essayait à l’état de cadavre. La vie de ce septuagénaire était d’une régularité parfaite. De même que son ami, le colonel Giguet, levé au jour, couché avant neuf heures, il avait la frugalité des avares, il buvait peu de vin, mais ce vin était exquis. Il ne prenait ni café ni liqueurs, et le seul exercice auquel il se livrât, était celui qu’exige le jardinage. En tout temps, il portait les mêmes vêtements : de gros souliers huilés, des bas drapés, un pantalon de molleton gris à boucles, sans bretelles, un grand gilet de drap léger bleu de ciel à boutons en corne, et une redingote en molleton gris pareil à celui du pantalon ; il avait sur la tête une petite casquette en loutre ronde, et la gardait au logis. En été, il remplaçait cette casquette par une espèce de calotte en velours noir, et la redingote de molleton par une redingote en drap gris de fer. Sa taille était de cinq pieds quatre pouces, il avait l’embonpoint des vieillards bien portants, ce qui alourdissait un peu sa démarche, déjà lente, comme celle de tous les gens de cabinet. Dès le jour, ce bonhomme s’habillait en accomplissant les soins de toilette les plus minutieux ; il se rasait lui-même, puis il faisait le tour de son jardin, il regardait le temps, allait consulter son baromètre, en ouvrant lui-même les volets de son salon. Enfin il binait, il échenillait, il sarclait, il avait toujours quelque chose à faire, jusqu’au déjeuner. Après son déjeuner, il restait assis à digérer jusqu’à deux heures, pensant on ne sait à quoi. Sa petite-fille venait presque toujours conduite par une domestique, quelquefois accompagnée de sa mère, le voir entre deux et cinq heures. À certains jours, cette vie mécanique était interrompue, il y avait à recevoir les fermages et les revenus en nature aussitôt vendus. Mais ce petit trouble n’arrivait que les jours de marché, et une fois par mois. Que devenait l’argent ? Personne, pas même Séverine et Cécile ne le savait. Grévin était là-dessus d’une discrétion ecclésiastique. Cependant tous les sentiments de ce vieillard avaient fini par se concentrer sur sa fille et sur sa petite-fille, il les aimait plus que son argent. Ce septuagénaire propret, à figure toute ronde, au front dégarni, aux yeux bleus et à cheveux blancs, avait quelque chose d’absolu dans le caractère, comme chez tous ceux à qui ni les hommes, ni les choses n’ont résisté.
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Séverine aimait beaucoup son père, elle et sa fille ne laissaient à personne le soin de faire son linge ; elles lui tricotaient des bas pour l’hiver, elles avaient pour lui les plus petites précautions, et Grévin savait qu’il n’entrait dans leur affection aucune pensée d’intérêt ; le million probable de la succession paternelle n’aurait pas séché leurs larmes, les vieillards sont sensibles à la tendresse désintéressée. Avant de s’en aller de chez le bonhomme, tous les jours madame Beauvisage et Cécile s’inquiétaient du dîner de leur père pour le lendemain, et lui envoyaient les primeurs du marché.