Nathaniel Hawthorne : La Lettre écarlate

Cet extrait est la suite directe du passage choisi dans le thème : Ô Vieillesse ennemie ?

Un point sur lequel il remportait de beaucoup l’avantage sur ses frères à quatre pattes était son don de se souvenir des bons dîners qu’il avait mangés – et manger de bons dîners avait, en grande partie, constitué le bonheur de sa vie. La gourmandise était chez lui un trait fort agréable : l’entendre parler d’un rôti vous mettait en appétit aussi bien qu’un radis ou une huître. Comme il ne possédait aucune qualité plus haute, ne lésait aucun attribut spirituel en vouant toutes ses énergies et ses talents aux délices de son palais, cela m’était toujours un plaisir de l’entendre deviser de poissons, volailles, viandes de boucheries et des meilleures façons de les préparer pour la table. Pour reculée que fût la date des festins évoqués, ses souvenirs de bonne chère semblaient faire monter le fumet de porcs ou de dindes sous vos narines. Des succulences s’attardaient sur sa langue depuis des soixante et soixante-dix ans et gardaient apparemment dans sa bouche une saveur aussi fraîche que la côtelette qu’il avait le matin même dégustée à son petit déjeuner.

Je l’ai vu se pourlécher de repas dont tous les convives, excepté lui, servaient depuis longtemps de nourriture aux vers. Il était merveilleux de voir les fantômes de ces banquets s’élever sans cesse devant lui, non sous le coup de la colère et pour lui demander des comptes, mais comme pour lui manifester leur reconnaissance d’avoir été si bien appréciés. Un tendre filet de bœuf, un jarret de veau, une côte de porc, certaine dinde ou tel poulet entre tous dignes de louanges au temps, peut-être, du premier des deux Adams (*) avaient place en son souvenir. Alors que tout ce qui avait pu se passer entre-temps dans la vie du pays ou dans sa propre existence avait glissé sur lui sans peser beaucoup plus qu’une brise passagère. Le plus tragique événement de la vie du vieil homme était, pour autant que j’aie pu en juger, la déception que lui avait causée une oie qui vécut et mourut il y a quelque vingt ou quarante ans. Une oie à la silhouette on ne peut plus prometteuse mais qui se révéla, à table, si furieusement coriace que le couteau à découper ne put entamer sa carcasse et qu’il y fallut la hache et la scie.

(*) c’est-à-dire John Adams (1735-1826), second président des États-Unis (de 1797 à 1801) et père du sixième président.

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