Eloge de la folie – Erasme

Dans ce livre, le philosophe hollandais Erasme (vers 1469 – 1536) fait de la folie le narrateur…

XIII.

D’abord, qui ne sait que la première enfance est pour tout homme, et de loin, le plus joyeux, le plus agréable des âges ? Que possèdent-ils donc, les petits enfants, qui nous incite à les couvrir de bisous, à les dorloter, à les caresser, même un ennemi porte secours à un bébé ? Que possèdent-ils, sinon la séduction de la folie ? La nature, dans sa prudence, en a gratifié tout exprès les nouveau-nés, moyennant quoi ils apportent, sous forme de plaisir, une sorte de contrepartie aux tracas de ceux qui les élèvent : ainsi gagnent-ils les faveurs des personnes qui veillent sur eux. Vient ensuite l’adolescence. Quel prestige partout ! Comme chacun la fête de bon cœur ! Comme on s’emploie à la faire aller de l’avant ! Comme on se fait généreux pour lui tendre des mains secourables ! Mais ce prestige de la jeunesse, d’où vient-il, dites-moi ? D’où, sinon de moi ? Car grâce à moi, moins elle a de sagesse, moins elle a de bile à se faire. Est-ce que je mens ? N’est-il pas vrai que très bientôt, en grandissant, en se rapprochant de l’âge adulte par le biais de l’expérience et des études, leur beauté rayonnante a vite fait de se faner, leur enjouement va decrescendo, leur grâce se fige, leur vigueur s’émousse ? Au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de moi, ils sont de moins en moins vivants, jusqu’au jour où survient la détestable vieillesse, rude fardeau pour elle-même autant que pour les autres. Personne, en vérité, ne pourrait la supporter si, encore une fois, je n’étais pas là, compatissante devant toutes ces misères : à l’image des dieux qui fréquemment, chez les poètes, secourent les hommes en danger de mort, par la vertu de quelque métamorphose, j’entraîne vers une seconde enfance – autant que faire se peut – ceux qui ont déjà un pied dans la tombe. On voit par là que ce n’est pas pour rien, si on parle des vieux comme de gens retombés en enfance. Allons plus loin : si quelqu’un veut savoir la recette de cette métamorphose, de cela non plus je ne ferai pas mystère. Je conduis les vieilles gens à la source de ma chère Léthé*, celle qui est jaillissante aux îles Fortunées (aux Enfers, il n’en coule plus qu’un mince filet) : à mesure qu’ils y boivent l’oubli à longs traits, leurs soucis peu à peu se dissipent, et c’est un regain de jeunesse. Mais on objecte : ces malheureux radotent, ils divaguent. Soit ! Seulement, redevenir enfant, c’est justement ça ! Qu’est-ce que l’enfance, en fait, sinon radotage et divagation ? N’est-ce pas l’absence totale de sagesse qui fait, pour l’essentiel, le charme de cet âge ? Qui ne trouverait pas monstrueux, détestable, exécrable, un enfant sage comme un homme mûr ? A preuve ce proverbe populaire : « Haïssable l’enfant qui est sage trop tôt. »

D’ailleurs, qui supporterait le commerce quotidien d’un vieux monsieur qui, conjointement à sa complète expérience de la vie, cumulerait la force d’âme et l’acuité du jugement ? J’interviens donc pour qu’il radote. Mais l’avantage pour mon radoteur, c’est que, pendant ce temps-là, il est bien à l’abri des misérables soucis qui taraudent le sage. Avec ça, pas mauvais compagnon du tout pour vider les flacons ! Il ne ressent pas ce dégoût de l’existence qu’on a du mal à supporter dans un âge plus robuste. Et il n’est pas rare qu’à l’exemple du vieillard de Plaute, il redécouvre les trois lettres fameuses*, ce qui ferait son malheur s’il avait toute sa tête. Ainsi, grâce à moi, il est heureux, agréable pour ses amis, et nullement rabat-joie comme compagnon de frairie. La preuve ? Chez Homère, il coule de la bouche de Nestor des paroles plus douces que le miel, alors qu’Achille est pisse-vinaigre ; et c’est encore chez ce poète que des vieillards, assis sur les remparts, échangent des propos à la douceur de lis. Sur ce point, ils sont même mieux lotis que la première enfance, qui a son charme, certes, mais ignore le langage et est privée du plaisir le plus délectable de la vie, le pur et simple bavardage. Ajoutez à cela que les vieillards raffolent des enfants et que, vice versa, les enfants adorent les vieillards, Car Dieu pousse toujours le semblable vers le semblable*. En quoi diffèrent-ils ? Il y a d’un côté plus de rides, plus d’anniversaires, c’est tout. Mais le reste ! Cheveux clairs, absence de dents, petite stature, penchant pour le lait, zézaiement, babillage, ineptie, défaut de mémoire, étourderie, tout finalement les rapproche. Et plus les hommes avancent vers le grand âge, plus se précise leur ressemblance avec l’enfant, jusqu’au jour où, comme des enfants, sans regret de la vie, sans conscience de la mort, ils plient bagage.

* Léthé : Dans la mythologie grecque, un des fleuves des Enfers. Celui qui boit de son eau, oublie le passé terrestre.

* Le vieillard Démiphon réapprend les trois lettres du verbe amo, j’aime. (Voir la pièce de Plaute, Le Marchand, vers 304).

* Vers d’Homère, Odyssée, XVII, 218.

Partagez

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *