En 1845, Thoreau (1817 – 1862) est parti vivre seul dans les bois (sur les rives du lac Walden) durant deux ans et demi, et il rapporte dans ce livre cette expérience ainsi que ses réflexions sur la « vie » …
L’existence que mènent généralement les hommes, en est une de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est autre chose que du désespoir confirmé. De la cité désespérée vous passez dans la campagne désespérée, et c’est avec le courage du vison et du rat musqué qu’il vous faut vous consoler. Il n’est pas jusqu’à ce qu’on appelle les jeux et divertissements de l’espèce humaine qui ne recouvre un désespoir stéréotypé, quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient après le travail. Mais c’est un signe de sagesse que de ne pas faire de choses désespérées.
Si l’on considère ce qui, pour employer les termes du catéchisme, est la fin principale de l’homme, et ce que sont les véritables besoins et moyens de l’existence, il semble que ce soit de préférence à tout autre, que les hommes, après mûre réflexion, aient choisi leur mode ordinaire de vivre. Toutefois ils croient honnêtement que nul choix ne leur est laissé. Mais les natures alertes et saines ne perdent pas de vue que le soleil s’est levé clair. Il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés. Nulle façon de penser ou d’agir, si ancienne soit-elle, ne saurait être acceptée sans preuve. Ce que chacun répète en écho ou passe sous silence comme vrai aujourd’hui peut demain se révéler mensonge, simple fumée de l’opinion, que d’aucuns avaient prise pour le nuage appelé à répandre sur les champs une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne pouvez faire, l’essayant vous apercevez que le pouvez fort bien. Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-être pas suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec sous un pot et les voilà emportés autour du globe avec la vitesse des oiseaux, de façon à tuer les vieilles gens, comme on dit. L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particuliers motifs, suivant ce qu’ils doivent croire; et il se peut qu’il leur soit resté quelque foi capable de démentir cette expérience, seulement ils sont moins jeunes qu’ils n’étaient. Voilà une trentaine d’années que j’habite cette planète, et je suis encore à entendre de la bouche de mes aînés le premier mot de conseil précieux, sinon sérieux. Ils ne m’ont rien dit, et probablement ne peuvent rien me dire, à propos. Ici la vie, champ d’expérience de grande étendue inexploré par moi ; mais il ne me sert de rien qu’ils l’aient exploré. Si j’ai fait quelque découverte que je juge de valeur, je suis sûr, à la réflexion, que mes mentors ne m’en ont soufflé mot.
Certain fermier me déclare : « On ne peut pas vivre uniquement de végétaux, car ce n’est pas cela qui vous fait des os » ; sur quoi le voici qui religieusement consacre une partie de sa journée à soutenir sa thèse avec la matière première des os ; marchant, tout le temps qu’il parle, derrière ses bœufs, qui grâce à des os de végétaux, vont le cahotant, lui et sa lourde charrue, à travers tous les obstacles. Il est des choses réellement nécessaires à la vie dans certains milieux, les plus impuissants et les plus malades, qui dans d’autres sont uniquement de luxe, dans d’autres encore, totalement inconnues.
Il semble à d’aucuns que le territoire de la vie humaine ait été en entier parcouru par leurs prédécesseurs, monts et vaux tout ensemble, et qu’il n’est rien à quoi l’on n’ait pris garde. Suivant Evelyn, « le sage Salomon prescrivit des ordonnances relatives même à la distance des arbres ; et les prêteurs romains ont déterminé le nombre de fois qu’il est permis, sans violation de propriété, d’aller sur la terre de son voisin ramasser les glands qui y tombent, ainsi que la part qui revient à ce voisin ». Hippocrate a été jusqu’à laisser des instructions sur la façon dont nous devrions nous couper les ongles : c’est-à-dire au niveau des doigts, ni plus courts ni plus longs ! Nul doute que la lassitude et l’ennui mêmes qui se flattent d’avoir épuisé toutes les ressources et les joies de la vie ne soient aussi vieux qu’Adam. Mais on n’a jamais pris les mesures de capacité de l’homme ; et on ne saurait, suivant nuls précédents, juger de ce qu’il peut faire, si peu on a tenté. Quels qu’aient été jusqu’ici tes insuccès, « ne pleure pas, mon enfant, car où donc celui qui te désignera la partie restée inachevée de ton œuvre ? ».
Il est mille simples témoignages par lesquels nous pouvons juger nos existences ; comme, par exemple, que le soleil qui mûrit mes haricots, illumine en même temps tout un système de terres comme la nôtre. M’en fussé-je souvenu que cela m’eût évité quelques erreurs. Ce n’est pas le jour sous lequel je les ai sarclés. Les étoiles sont les sommets de quels merveilleux triangles ! Quels êtres distants et différents dans les demeures variées de l’univers contemplent la même au même moment ! La nature et la vie humaine sont aussi variées que nos divers tempéraments. Qui dira l’aspect sous lequel se présente la vie à autrui ? Pourrait-il se produire miracle plus grand que pour nous de regarder un instant par les yeux les uns des autres ? Nous vivrions dans tous les âges du monde sur l’heure ; que dis-je ! dans tous les mondes des âges. Histoire, Poésie, Mythologie ! – Je ne sache pas de leçon de l’expérience d’autrui aussi frappante et aussi profitable que le serait celle-là.
Ce que mes voisins appellent bien, je le crois en mon âme, pour la majeure partie, être mal, et si je me repens de quelque chose, ce doit fort vraisemblablement être de ma bonne conduite. Quel démon m’a possédé pour que je me sois si bien conduit ? Vous pouvez dire la chose la plus sage que vous pouvez, vieillard – vous qui avez vécu soixante-dix années, non sans honneur d’une sorte – j’entends une voix irrésistible m’attirer loin de tout cela. Une génération abandonne les entreprises d’une autre comme des vaisseaux échoués.
Je crois que nous pouvons sans danger nous bercer de confiance un tantinet plus que nous ne faisons. Nous pouvons nous départir à notre égard de tout autant de souci que nous en dispensons honnêtement ailleurs. La nature est aussi bien adaptée à notre faiblesse qu’à notre force. L’anxiété et la tension continues de certains est à bien peu de chose près une forme incurable de maladie. On nous porte à exagérer l’importance de ce que nous faisons de travail ; et cependant qu’il en est de non fait par nous ! ou que serait-ce si nous étions tombés malades ? Que vigilants nous sommes ! déterminés à ne pas vivre par la foi si nous pouvons l’éviter ; tout le jour sur le qui-vive, le soir nous disons nos prières de mauvaise grâce et nous confions aux éventualités. Ainsi bel et bien sommes-nous contraints de vivre, vénérant notre vie, et niant la possibilité de changement. C’est le seul moyen, déclarons-nous ; mais il est autant de moyens qu’il se peut tirer de rayons d’un centre. Tout changement est un miracle à contempler ; mais c’est un miracle renouvelé à tout instant. Confucius disait : « Savoir que nous savons ce que nous savons, et que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas, en cela le vrai savoir. » Lorsqu’un homme aura réduit un fait de l’imagination à être un fait pour sa compréhension, j’augure que tous les hommes établiront enfin leurs existences sur cette base.