Dialogue entre un vieil avare, Pliouchkine et sa domestique Mavra.
En Russie le nom de Pliouchkine est devenu synonyme de avare, on parle même de syndrome de Pliouchkine pour le syndrome de Diogène : maladie de ceux qui amassent tout ce qu’ils trouvent.
— J’avais sur mon bureau un carré de papier blanc. Dieu sait ce qu’il est devenu ! Vous voyez si je puis me fier à mes canailles de gens.
Il promena ses regards sur le bureau, puis par-dessous, fouilla partout, s’écria enfin : — Mavra, hé, Mavra !
À cet appel accourut une femme portant une assiette où reposait le fameux morceau de brioche. Et le dialogue suivant s’engagea :
— Où as-tu fourré mon papier, brigande ?
— Quel papier, monsieur ? Parole d’honneur je n’en ai vu d’autre que le morceau dont vous recouvrez votre verre.
— Et moi, je vois à tes yeux que tu me l’as escamoté.
— Pourquoi faire ? Je ne sais ni lire ni écrire.
— Tu mens ! Tu l’as porté au fils du sacristain ; il est sans cesse à griffonner.
— Eh, s’il a besoin de papier, il sait où en trouver. Il se moque bien de vos chiffons.
— Attends un peu ; au jour du jugement tu feras connaissance avec la fourche des démons ; tu verras comme ils te grilleront !
— Pourquoi, grand Dieu, puisque je suis innocente ? Je n’ai pas touché à votre papier. Je puis avoir des faiblesses, mais jamais on ne m’a reproché le moindre vol.
— Tu verras comme ils t’en donneront. « Ah ! Ah ! coquine, diront-ils, tu trompais ton maître ! Attrape, attrape ! » Et les fourches entreront en danse.
— Et moi je leur dirai : « Pourquoi, grand Dieu, pourquoi ? Je n’ai rien pris »… Mais tenez, le voilà votre papier, sur le bureau. Vous grondez toujours le monde à tort !
Pliouchkine reconnut en effet son papier, mâchonna, finit par dire :
— La voilà partie ! quel caquet bon bec ! On lui dit un mot, elle vous en rend dix ! Au lieu de chanter pouille, apporte-moi plutôt du feu pour cacheter ma lettre… Un instant ! Tu vas, bien sûr, me donner une chandelle, sans t’aviser que le suif se consume en pure perte ; non, apporte-moi plutôt un oribus.
Mavra partie, Pliouchkine s’assit dans un fauteuil, prit une plume, retourna dans tous les sens le carré de papier. Finalement, convaincu qu’il n’en pouvait rogner le moindre bout, il trempa la plume dans un encrier qui contenait un liquide moisi, avec force mouches au fond, et commença à tracer des lettres semblables à des notes de musique. Il retenait à chaque instant sa main prête à s’emballer, collait parcimonieusement une ligne sur l’autre, et regrettait les espaces blancs qu’il lui fallait malgré tout laisser.
Eh quoi ! Un homme peut ainsi se ravaler, devenir si mesquin, si vilain, si ladre ! Est-ce vraisemblable ? Tout est vraisemblable, la nature humaine est capable de tout. L’impétueux jeune homme d’aujourd’hui reculerait d’horreur à la vue du vieillard qu’il sera un jour. Quand, au sortir des années charmantes de la jeunesse, vous vous engagez dans le chemin ardu de l’âge mûr, emportez pour viatique vos premiers mouvements d’humanité ; autrement vous ne les retrouverez plus. La vieillesse vous menace, l’implacable vieillesse qui ne laisse rien reprendre de ce que l’on a une fois abandonné. La tombe est plus clémente, on y peut lire : Ci-gît un homme, tandis qu’on ne déchiffre rien sur les traits sombres et glacés de l’inhumaine vieillesse !