Vingt-quatre heures de la vie d’une femme – Stefan Zweig

Dans une salle de jeu d’un casino de Monte-Carlo…

Alors j’entrai dans la salle de jeu, flânant d’une table à l’autre, sans jouer moi-même et regardant d’une façon spéciale les partenaires rassemblés là par le hasard. Je dis « d’une façon spéciale » , car c’était celle que m’avait apprise mon défunt mari, un jour que fatiguée de regarder, je me plaignais de m’ennuyer à dévisager d’un air badaud toujours les mêmes figures

(…)

Cependant, à cette époque déjà, je ne trouvais que très peu de charme à cette monotonie de visages indifférents, jusqu’à ce qu’un jour mon mari (dont la chiromancie, l’interprétation des lignes de la main était la passion particulière) m’indiqua une façon toute spéciale de regarder, effectivement beaucoup plus intéressante, beaucoup plus excitante et captivante que de rester là planté avec indolence : elle consistait à ne regarder jamais un visage, mais uniquement le rectangle de la table et, à cet endroit, seulement les mains des joueurs, rien que leur mouvement propre.

Je ne sais pas si par hasard vous-même vous avez, un jour, simplement contemplé les tables vertes, rien que le rectangle vert au milieu duquel la boule vacille de numéro en numéro, tel un homme ivre, et où, à l’intérieur des cases quadrangulaires, des bouts tourbillonnants de papier, des pièces rondes d’argent et d’or tombent comme une semence qu’ensuite le râteau du croupier moissonne d’un coup tranchant, comme une faucille, ou bien pousse comme une gerbe vers le gagnant. La seule chose qui varie dans cette perspective, ce sont les mains, toutes ces mains, claires, agitées, ou en attente autour de la table verte ; toutes ont l’air d’être aux aguets, au bord de l’antre toujours différent d’une manche, mais chacune ressemblant à un fauve prêt à bondir, chacune ayant sa forme et sa couleur, les unes nues, les autres armées de bagues et de chaînes cliquetantes ; les unes poilues comme des bêtes, sauvages, les autres flexibles et luisantes comme des anguilles, mais toutes nerveuses et vibrantes d’une immense impatience.

Malgré moi, je pensais chaque fois à un champ de courses, où, au départ, les chevaux excités sont contenus avec peine, pour qu’ils ne s’élancent pas avant le bon moment : c’est exactement de la même manière qu’elles frémissent, se soulèvent et se cabrent. Elles révèlent tout, par leur façon d’attendre, de saisir et de s’arrêter : griffues, elles dénoncent l’homme cupide ; molles, le prodigue ; calmes, le calculateur, et tremblantes, l’homme désespéré. Cent caractères se trahissent ainsi, avec la rapidité de l’éclair, dans le geste pour prendre l’argent, soit que l’un le froisse, soit que l’autre nerveusement l’éparpille, soit qu’épuisé on le laisse rouler librement sur le tapis, la main restant inerte.

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La Salle de jeux au Casino, de Jean Beraud, Musée Carnavalet, Paris

Le jeu révèle l’homme, c’est un mot banal, je le sais ; mais je dis, moi, que sa propre main, pendant le jeu, le révèle plus nettement encore. Car tous ceux ou presque tous ceux qui pratiquent les jeux de hasard ont bientôt appris à maîtriser l’expression de leur visage : tout en haut, au-dessus du col de la chemise, ils portent le masque froid de l’impassibilité; ils contraignent à disparaître les plis se formant autour de la bouche ; ils relèguent leurs émotions entre leurs dents serrées ; ils dérobent à leurs propres yeux le reflet de leur inquiétude : ils donnent à leur visage un aspect lisse, plein d’une indifférence artificielle qui cherche à paraître de la distinction. Mais précisément parce que toute leur attention se concentre convulsivement sur ce travail de dissimulation de ce qu’il y a de plus visible dans leur personne, c’est-à-dire leur figure, ils oublient leurs mains, ils oublient qu’il y a des gens qui observent uniquement ces mains et qui devinent, grâce à elles, tout ce que s’efforcent de cacher là-haut la lèvre au pli souriant et les regards feignant l’indifférence. La main, elle, trahit sans pudeur ce qu’ils ont de plus secret. Car un moment vient inéluctablement où tous ces doigts, péniblement contenus et paraissant dormir, sortent de leur indolente désinvolture : à la seconde décisive où la boule de la roulette tombe dans son alvéole et où l’on crie le numéro gagnant, alors, à cette seconde, chacune de ces cent ou de ces cinq cents mains fait involontairement un mouvement tout personnel, tout individuel, imposé par l’instinct primitif. Et quand on est habitué à observer cette sorte d’arène des mains, comme moi, initiée depuis longtemps grâce à cette fantaisie de mon mari, on trouve plus passionnante que le théâtre ou la musique cette brusque façon, sans cesse différente, sans cesse imprévue, dont des tempéraments, toujours nouveaux, se démasquent : je ne puis pas vous décrire en détail les milliers d’attitudes qu’il y a dans les mains, pendant le jeu : les unes bêtes sauvages aux doigts poilus et crochus qui agrippent l’argent à la façon d’une araignée, les autres nerveuses, tremblantes, aux ongles pâles, osant à peine le toucher, les autres nobles ou vilaines, brutales ou timides, astucieuses ou quasi balbutiantes ; mais chacune a sa manière d’être particulière, car chacune de ces paires de mains exprime une vie différente, à l’exception de celles de quatre ou cinq croupiers. Celles-ci sont de véritables machines ; avec leur précision objective, professionnelle, complètement neutre par opposition à la vie exaltée des précédentes, elles fonctionnent comme les branches au claquement d’acier d’un tourniquet de compteur. Mais elles-mêmes, ces mains indifférentes, produisent à leur tour un effet étonnant par contraste avec leurs sœurs passionnées, tout à leur chasse : elles portent, si j’ose dire, un uniforme à part, comme des agents de police dans la houle et l’exaltation d’un peuple en émeute.

Ajoutez à cela l’agrément personnel qu’il y a, au bout de quelques soirs, à être familiarisé avec les multiples habitudes et passions de certaines mains ; après quelques jours, je ne manquais pas de m’être fait parmi elles de nouvelles connaissances, et je les classais, tout comme des êtres humains, en sympathiques et antipathiques. Plusieurs me déplaisaient tellement par leur grossièreté et leur cupidité que mon regard s’en détournait chaque fois, comme d’une chose indécente. Mais, chaque main nouvelle qui apparaissait à la table était pour moi un événement et une curiosité : souvent j’en oubliais de regarder le visage correspondant qui, dominant le col, était planté là immobile, comme un froid masque mondain, au-dessus d’une chemise de smoking ou d’une gorge étincelante.

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