George Eliot (1819-1880) est le nom de plume de la romancière britannique Mary Anne Evans.
Dans cet extrait de son célèbre roman Middlemarch (le nom de la ville fictive où se déroule l’histoire), le personnage de Lydgate se découvre à l’adolescence une passion pour la médecine…
Pourtant, je le répète, l’impression générale était qu’il y avait en Lydgate quelque chose de plus que chez les autres praticiens ordinaires de Middlemarch.
C’était la vérité. Il n’avait que vingt-sept ans, cet âge auquel on voit des hommes sortir du rang pleins d’espoir dans le succès, fermes dans leur résolution, sûrs que Mammon ne leur mettra jamais un mors à la bouche et ne leur montera jamais à califourchon sur le dos pour les stimuler, mais plutôt que Mammon, s’ils ont affaire à lui, les aidera à pousser leur char.
Il était resté orphelin au moment où il sortait du collège. Son père n’avait amassé au service militaire que bien peu de chose pour ses trois enfants, et, quand le jeune Tertius voulut faire ses études de médecine, ses tuteurs jugèrent plus simple d’accéder à ses vœux en le mettant en apprentissage chez un médecin de province que de s’y opposer en invoquant la dignité de la famille. C’était un de ces rares jeunes gens qui choisissent de bonne heure une voie définie, convaincus qu’il y a pour eux dans la vie une chose spéciale à faire, parce qu’ils se sentent appelés à la faire et non parce que leurs pères l’ont faite avant eux. Ceux d’entre nous qui ont embrassé une carrière par vocation doivent se souvenir de certain matin ou de certain soir où ils ont grimpé sur un escabeau pour atteindre un livre inconnu, ou sont restés assis, les lèvres entr’ouvertes, à écouter la conversation d’un étranger, ou enfin ont commencé, à défaut de livres, à écouter parler les voix intérieures de leur âme, y trouvant le premier germe appréciable de leur vocation. Quelque chose de semblable était arrivé à Lydgate. Il avait l’esprit prompt ; et souvent, encore tout animé au sortir d’un jeu bruyant, on le voyait se mettre dans un coin et bientôt s’absorber profondément dans le premier livre qui lui tombait sous la main. Tant mieux si c’était Rasselas ou Gulliver ; mais le Dictionnaire de Bailey ou la Bible avec les livres Apocryphes faisaient également son affaire. Il lui fallait absolument quelque chose à lire, quand il n’était pas en train de monter le poney, de courir, de chasser ou d’écouter la conversation des hommes mûrs.
Quand il eut achevé ses classes et ses mathématiques, sans s’y distinguer réellement, on disait de lui qu’avec de la volonté il pourrait arriver à tout, mais il n’avait certainement pas voulu jusque-là. C’était un jeune animal vigoureux, d’une intelligence rapide ; mais nulle étincelle n’avait encore allumé en lui une passion intellectuelle, le savoir lui semblait chose superficielle, facile à acquérir : à en juger par les conversations de ses aînés, il avait déjà plus d’expérience qu’il n’en faudrait pour la conduite de sa vie.
Mais, au temps de ses vacances, il entra un jour de pluie dans la petite bibliothèque paternelle, à la recherche d’un livre nouveau ; il avisa enfin une rangée de volumes couverts de poussière, à dos de papier gris et à étiquettes sombres : les volumes d’une vieille encyclopédie auxquels il n’avait jamais touché. Ils se trouvaient sur le rayon le plus élevé et Lydgate était monté sur une chaise pour les atteindre. Mais, ayant ouvert le premier volume, il resta à lire ainsi tout debout dans cette position incommode. Il était tombé sur une page portant le titre d’Anatomie, et le premier passage qui attira ses yeux traitait des valvules du cœur. Lydgate n’était très familier avec aucune sorte de valvules, mais il savait que les valvæ désignaient des portes à battants, et de cette réflexion jaillit une lumière soudaine, qui éveilla en lui la première notion d’un mécanisme artistement combiné, placé au milieu de la charpente humaine. Tout ce qu’il en savait, c’est que sa cervelle était renfermée dans de petits sacs à l’endroit des tempes, et il n’avait pas plus l’idée de la circulation du sang que de la façon dont la papier pouvait remplacer l’or dans la circulation. Mais l’heure de la vocation était arrivée. Avant d’être descendu de sa chaise, un nouveau monde s’était révélé à lui par le pressentiment de travaux et de progrès successifs, remplissant les vastes espaces qu’avait jusque-là dérobés à sa vue une sorte d’ignorant pédantisme qu’il prenait pour la science. À partir de ce moment, Lydgate sentit germer en lui une passion intellectuelle.
(…)
et il y avait plus d’espoir à mettre en lui, parce que son ardeur scientifique avait pris bientôt la forme d’un véritable enthousiasme pour sa profession, il avait, dans le travail qui devait lui faire gagner son pain, une foi d’enfant, que ne put entamer son initiation nécessaire à ce qui s’appelle les années d’apprentissage. Il apporta dans ses études, à Londres, à Édimbourg, à Paris, la conviction constante que la profession médicale était, malgré tout, la plus belle de toutes, qu’elle offrait la plus parfaite union de la science et de l’art, l’alliance la plus directe de la conquête intellectuelle et du bien social.