À huit heures du matin, le lendemain, Godefroid frappait à la porte du célèbre médecin polonais. Il fut conduit par un valet de chambre au premier étage du petit hôtel qu’il avait pu examiner pendant le temps que le portier mit à trouver et à prévenir le domestique.
Heureusement, comme il s’en doutait, l’exactitude de Godefroid lui sauva l’ennui d’attendre ; il était, sans doute, le premier venu. D’une antichambre fort simple, il passa dans un grand cabinet où il aperçut un vieillard en robe de chambre, qui fumait une longue pipe. La robe de chambre, en alépine noire, devenue luisante, portait la date de l’émigration polonaise.
– Qu’y a-t-il pour votre service ? lui dit le médecin juif, car vous n’êtes pas malade !
Et il arrêta sur Godefroid un regard qui avait l’expression curieuse et piquante des yeux du juif polonais, ces yeux qui semblent avoir des oreilles. Halpersohn était, au grand étonnement de Godefroid, un homme de cinquante-six ans, à petites jambes turques et dont le buste était large, puissant. Il y avait en cet homme quelque chose d’oriental, car sa figure avait dû, dans la jeunesse, être fort belle ; il en restait un nez hébraïque, long et recourbé comme un sabre de Damas. Le front vraiment polonais, large et noble, mais ridé comme un papier froissé, rappelait celui de saint Joseph des vieux maîtres italiens. Les yeux, vert de mer et enchâssés, comme ceux des perroquets, par des membranes grisâtres et froncées, exprimaient la ruse et l’avarice à un degré supérieur. Enfin, la bouche, fendue comme une blessure, ajoutait à cette physionomie sinistre tout le mordant de la défiance.
Cette face pâle et maigre, car Halpersohn était d’une remarquable maigreur, surmontée de cheveux gris mal peignés, avait, pour ornement, une longue barbe très fournie, noire, mélangée de blanc, qui cachait la moitié du visage, en sorte qu’on n’en voyait que le front, les yeux, le nez, les pommettes et la bouche.
Cet ami du révolutionnaire Lelewel portait une calotte en velours noir qui, mordant par une pointe sur le front, en faisait ressortir la couleur blonde, digne des pinceaux de Rembrandt.
La question que fit ce médecin devenu si célèbre, autant par ses talents que par son avarice, causa quelque surprise à Godefroid, qui se dit en lui-même :
– Me prendrait-il pour un voleur ?
La réponse à cette question se trouvait sur la table et sur la cheminée du docteur. Godefroid croyait arriver le premier, il arrivait le dernier. Les consultants avaient déposé sur la cheminée et sur le bord de la table d’assez grosses offrandes, car Godefroid aperçut des piles de pièces de vingt francs, de quarante francs et deux billets de mille francs. Était-ce là le produit d’une matinée ? Il en douta beaucoup, et il crut à quelque savante invention d’esprit. Peut-être l’avare mais infaillible docteur tenait-il à forcer ainsi ses recettes en laissant croire à ses clients, choisis parmi les riches, qu’on lui donnait des rouleaux au lieu de papillotes.
Moïse Halpersohn devait d’ailleurs être payé largement, car il guérissait, et guérissait précisément les maladies désespérées auxquelles la médecine renonçait. On ignore en Europe que les peuples slaves possèdent beaucoup de secrets; ils ont une collection de remèdes souverains, fruits de leurs relations avec les Chinois, les Persans, les Cosaques, les Turcs et les Tartares. Certaines paysannes, qui passent pour sorcières, guérissent radicalement la rage en Pologne, avec des sucs d’herbe. Il existe dans ce pays un corps d’observations sans code, sur les effets de certaines plantes, de quelques écorces d’arbres réduites en poudre, que l’on se transmet de famille en famille, et il s’y fait des cures miraculeuses.
Halpersohn, qui passa, pendant cinq ou six ans, pour un médicastre, à cause de ses poudres, de ses médecines, possédait la science innée des grands médecins. Non seulement il était savant et avait beaucoup observé, mais encore il avait parcouru l’Allemagne, la Russie, la Perse, la Turquie, où il avait recueilli bien des traditions ; et comme il connaissait la chimie, il devint la bibliothèque vivante de ces secrets épars chez les bonnes femmes, comme on dit en France, de tous les pays où il avait porté ses pas, à la suite de son père, marchand ambulant de son état.
Il ne faut pas croire que la scène où, dans Richard en Palestine, Saladin guérit le roi d’Angleterre, soit une fiction. Halpersohn possède une bourse de soie qu’il trempe dans l’eau pour la colorer légèrement, et certaines fièvres cèdent à cette eau bue par le malade. La vertu des plantes, selon cet homme, est infinie, et les guérisons des plus affreuses maladies sont possibles. Cependant, lui, comme ses confrères, s’arrête quelquefois devant des incompréhensibilités. Halpersohn aime l’invention de l’homéopathie, plus à cause de sa thérapeutique que pour son système médical ; il correspondait alors avec Hedénius de Dresde, Chelius d’Heidelberg et les célèbres médecins allemands, tout en tenant la main fermée, quoique pleine de découvertes. Il ne voulait pas faire d’élèves.
Le cadre était d’ailleurs en harmonie avec ce portrait échappé d’une toile de Rembrandt. Le cabinet, tendu d’un papier qui simulait du velours vert, était mesquinement meublé d’un divan vert. Le tapis vert mélangé montrait la corde. Un grand fauteuil en cuir noir, pour les consultants, se trouvait devant la fenêtre, drapée de rideaux verts. Un fauteuil de bureau, de forme romaine, en acajou, et couvert d’un maroquin vert, était le siège du docteur.
Entre la cheminée et la table longue sur laquelle il écrivait, une caisse commune en fer, placée en face de la cheminée, au milieu de la paroi opposée, supportait une pendule en granit de Vienne sur laquelle s’élevait un groupe en bronze, représentant l’Amour jouant avec la Mort, le présent d’un grand sculpteur allemand qu’Halpersohn avait sans doute guéri. Le chambranle de la cheminée avait une coupe entre deux flambeaux pour tout ornement. De chaque côté du divan, deux encoignures en ébène servaient à mettre des plateaux, où Godefroid vit des cuvettes d’argent, des carafes et des serviettes.
Cette simplicité, qui tenait presque de la nudité, frappa beaucoup Godefroid, pour qui tout voir fut l’affaire d’un coup d’œil, et il recouvra son sang-froid.
– Monsieur, je me porte parfaitement bien : aussi ne viens-je pas pour moi, mais pour une femme à qui vous auriez dû, depuis longtemps, faire une visite. Il s’agit d’une dame qui demeure sur le boulevard du Montparnasse…
– Ah ! oui, cette dame m’a déjà plusieurs fois envoyé son fils… Eh ! bien, monsieur, qu’elle vienne à ma consultation.
– Qu’elle vienne ! répéta Godefroid indigné ; mais, monsieur, elle n’est pas transportable de son lit sur un fauteuil ; il faut la soulever avec des sangles.
– Vous n’êtes pas médecin, monsieur ? demanda le docteur juif avec une singulière grimace qui rendit son masque encore plus méchant qu’il ne l’était.
– Si le baron de Nucingen vous faisait dire qu’il souffre et veut vous visiter, répondriez- vous : Qu’il vienne !
– J’irais, répliqua froidement le juif en lançant un jet de salive dans un crachoir hollandais en acajou plein de sable.
– Vous iriez, reprit doucement Godefroid, parce que le baron de Nucingen a deux millions de rentes, et…
– Le reste ne fait rien à l’affaire, j’irais.
– Eh bien ! monsieur, vous viendrez voir la malade du boulevard Montparnasse, par la même raison. Sans avoir la fortune du baron de Nucingen, je suis ici pour vous dire que vous mettrez vous-même le prix à la guérison, ou à vos soins si vous échouez… Je suis prêt à vous payer d’avance ; mais comment, monsieur, vous qui êtes un émigré polonais, un communiste, je crois, ne feriez-vous pas un sacrifice à la Pologne ? car cette dame est la petite-fille du général Tarlowski, l’ami du prince Poniatowski.
– Monsieur, vous êtes venu pour me demander de guérir cette dame, et non pour me donner des conseils. En Pologne, je suis Polonais ; à Paris, je suis Parisien. Chacun fait le bien à sa manière, et croyez que l’avidité qu’on me prête a sa raison. Le trésor que j’amasse a sa destination ; elle est sainte. Je vends la santé : les riches peuvent la payer, je la leur fais acheter. Les pauvres ont leurs médecins. Si je n’avais pas un but, je n’exercerais pas la médecine. Je vis sobrement et je passe mon temps à courir ; je suis paresseux et j’étais joueur… Concluez, jeune homme !… Vous n’avez pas l’âge où l’on peut juger les vieillards.
Godefroid garda le silence.
–Vous demeurez avec la petite-fille de cet imbécile qui n’avait de courage que pour se battre, et qui a livré son pays à Catherine II ?
– Oui, monsieur.
– Soyez chez vous lundi, à trois heures, dit-il en quittant sa pipe et en prenant son agenda sur lequel il traça quelques mots.
–Vous me remettrez, à mon arrivée, deux cents francs ; et si je vous promets la guérison, vous me donnerez mille écus… Il m’a été dit, reprit-il, que cette dame est rapetissée comme si elle était tombée au feu.
– Monsieur, c’est, croyez-en les plus célèbres médecins de Paris, une névrose dont les désordres sont tels, qu’ils les ont niés tant qu’ils ne les ont pas vus.
– Ah ! je me rappelle maintenant les détails que ce petit bonhomme m’en a donnés… À demain, monsieur.
Godefroid sortit, après avoir salué cet homme aussi singulier qu’extraordinaire. Rien en lui ne sentait, n’indiquait un médecin, pas même ce cabinet nu, et dont le seul meuble qui frappât la vue était cette formidable caisse de Huret ou de Fichet.