Raimer Maria Rilke (1875 – 1926) est un écrivain autrichien, qui a aussi écrit Lettres à un jeune poète.
Quelques instants après vinrent les médecins. D’abord quelques jeunes gens qui passèrent avec des visages indifférents, enfin celui chez lequel j’avais été, en gants clairs, en chapeau à huit reflets et en pardessus impeccable. Lorsqu’il me vit, il souleva un peu son chapeau et sourit distraitement. J’eus alors l’espoir d’être appelé aussitôt, mais une heure s’écoula encore. Je ne me rappelle plus à quoi je la passai. Elle s’écoula. Vint ensuite un homme vieux, ceint d’un tablier taché, une sorte d’infirmier, qui me toucha l’épaule. J’entrai dans une des chambres voisines. Le médecin et les jeunes gens étaient assis autour de la table et me regardaient. On me donna une chaise. Voilà. À présent je devais raconter mon cas. Le plus brièvement possible, s’il vous plaît. Car ces messieurs ne disposaient pas de beaucoup de temps. Je me sentais singulièrement mal à l’aise. Les jeunes gens étaient assis et me regardaient avec cet air de supériorité et cette curiosité professionnelle qu’ils avaient appris. Le médecin que je connaissais caressait sa barbiche noire et souriait distraitement. Je pensai que j’allais fondre en larmes, mais je m’entendis répondre couramment en français : « J’ai déjà eu l’honneur, monsieur, de vous donner tous les renseignements que je puis vous donner. Si vous jugez indispensable que ces messieurs soient mis au courant, vous sauriez certainement le faire en quelques mots, alors que cela me serait à moi-même infiniment pénible. » Le médecin se leva avec un sourire poli, se dirigea vers la fenêtre avec les assistants et prononça quelques mots qu’il accompagnait d’un mouvement de la main vertical et oscillant. Au bout de trois minutes l’un des jeunes gens, myope et négligent, revint à ma table et demanda en essayant de me regarder d’un air sévère :
– Vous dormez bien, monsieur ?
– Non, mal.
Après quoi il se précipita de nouveau vers le groupe de la fenêtre. On y discuta encore pendant un moment, puis le médecin se tourna vers moi et me dit qu’on me rappellerait. Je lui fis observer que j’avais été convoqué pour une heure. Il sourit et eut quelques mouvements rapides et sautillants de ses petites mains blanches qui voulaient sans doute dire qu’il était très occupé. Je retournai donc dans mon couloir où l’air était devenu beaucoup plus pesant et je recommençai à aller et à venir, bien que je me sentisse mortellement las. L’odeur humide et renfermée finit par me donner le vertige, je m’arrêtai à la porte d’entrée et l’entr’ouvris. Je vis que dehors, c’était encore l’après-midi et qu’il faisait du soleil : cela me ranima d’une façon inexprimable. Mais j’étais là depuis une minute à peine, lorsque je m’entendis interpeller. Une femme, assise à deux pas de moi, auprès d’une petite table, m’adressa la parole d’une voix sifflante : Qui m’avait dit d’ouvrir la porte ? me demandait-elle. Je répondis que je ne pouvais supporter l’atmosphère de la salle. Cela ne regardait que moi, mais la porte devait rester fermée. N’était-il donc pas possible d’ouvrir une fenêtre ? Non, c’était interdit. Je décidai de recommencer à aller et venir, parce que c’était une manière de m’étourdir et que cela ne pouvait gêner personne. Mais cela aussi déplaisait maintenant à la femme assise auprès de la petite table : N’avais-je donc pas de place ? Non, je n’en avais pas. Mais il s’en trouverait bien quelqu’une. La femme avait raison. Il se trouva en effet aussitôt une place à côté de la fillette aux yeux désorbités. À présent, j’étais assis, avec le sentiment que cet état devait certainement préparer à de terribles choses. À ma gauche était la fillette aux gencives pourries ; je ne pus distinguer qu’au bout d’un instant ce qui était à ma droite. C’était une masse énorme, incapable de se mouvoir, qui avait un visage et une main grande, lourde et immobile. Le côté du visage que je voyais était vide, sans traits ni souvenirs, et on éprouvait de l’inquiétude à voir que les vêtements étaient semblables à ceux d’un cadavre qu’on aurait habillé pour le mettre en bière. L’étroite cravate noire était nouée de la même manière lâche, impersonnelle autour du col et l’on voyait que la veste avait été mise par quelqu’un d’autre à ce corps sans volonté. On avait posé la main sur ce pantalon, là, exactement où elle était, et les cheveux même étaient peignés comme par des veilleuses de morts, ordonnés avec raideur comme le poil d’une bête empaillée. J’observai tout cela avec attention et je me pris à songer que là était donc la place qui m’était destinée, car je croyais être enfin arrivé à l’endroit de ma vie où je pourrais rester. Oui, le destin suit des voies bien singulières.
Soudain s’élevèrent non loin de moi les cris effrayés – comme de quelqu’un qui se débat – d’un enfant, auxquels succéda un sanglot léger et soutenu. Tandis que je m’efforçais de deviner d’où ce bruit avait pu venir, un petit cri étouffé se perdit en un tremblement et j’entendis des voix qui questionnaient, une voix plus basse qui ordonnait, et puis une machine indifférente se mit à ronfler et ne se souciait plus de rien. Je me rappelai alors ce demi-mur et je compris que tous ces bruits venaient d’au delà des portes, et qu’on y travaillait à présent. En effet, de temps en temps, apparaissait l’infirmier au tablier taché, et faisait signe. Je ne pensais même plus que ce pût être pour moi. Était-ce pour moi ? Non. Deux hommes étaient là avec un fauteuil à roulettes. Ils y déposèrent la masse, et je vis à présent que c’était un vieux paralytique qui avait encore un autre côté, plus petit, usé par la vie, avec un œil ouvert, trouble et triste. Ils le poussèrent de l’autre côté, et il y eut auprès de moi une large place. Cependant j’étais toujours assis et je me demandais ce qu’ils avaient l’intention de faire à la fillette idiote et si elle aussi crierait. Là derrière, les machines ronflaient avec un bruit d’usine si régulier qu’il n’avait plus rien d’inquiétant.