Lettre d’une inconnue – Stefan Zweig

… je dus aller à l’hôpital. C’est là, en ce lieu où seules se réfugient en leur détresse les femmes les plus pauvres, les réprouvées, les oubliées, là au milieu de la plus rebutante misère, c’est là que l’enfant, ton enfant, est venu au monde. C’est à mourir, cet hôpital ; tout vous y est étranger, étranger, étranger ; et nous nous regardions comme des étrangères, nous qui gisions là, solitaires, et mutuellement pleines de haine, nous que seuls la misère et les mêmes tourments avaient contraintes à prendre place dans cette salle, à l’atmosphère viciée, emplie de chloroforme et de sang, de cris et de gémissements. Tout ce que la pauvreté doit subir d’humiliations, d’outrages moraux et physiques, je l’ai souffert, dans cette promiscuité avec des prostituées et des malades qui faisaient de la communauté de notre sort une commune infamie… Sous le cynisme de ces jeunes médecins qui, avec un sourire d’ironie, relevaient le drap de lit et palpaient le corps de la femme sans défense, sous un faux prétexte de souci scientifique… En présence de la cupidité des infirmières. Oh ! Là-bas, la pudeur humaine ne rencontre que des regards qui la crucifient et des paroles qui la flagellent. Votre nom sur une pancarte, c’est tout ce qui reste de vous, car ce qui gît dans le lit n’est qu’un paquet de chair pantelante, que tâtent les curieux et qui n’est plus qu’un objet d’exhibition et d’étude. Oh ! elles ne savent pas, les femmes qui donnent des enfants à leur mari aux petits soins, dans leur propre maison, ce que c’est que de mettre au monde un enfant lorsqu’on se trouve seule, sans protection et comme sur une table d’expérimentation médicale. Aujourd’hui encore, quand je rencontre dans un livre le mot “enfer”, je pense immédiatement, malgré moi, à cette salle bondée dans laquelle, parmi les mauvaises odeurs, les gémissements, les rires et les cris sanglants de femmes entassées, j’ai tant souffert, – à cet abattoir de la pudeur.

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