Ce passage est la suite directe de l’extrait choisi dans le thème « On refait la déco »
Le moment venu, les neuf gentleman prirent place devant neuf couverts et voguèrent, bien vite, à pleine voile.
Si mes souvenirs sont bons, c’est une soupe de queue de bœuf qui inaugura l’affaire. Elle avait des reflets roux et son agréable fumet dissipa la première impression qui m’avait fait confondre son ingrédient principal avec l’aiguillon des charretiers et le cuir brut des membres d’un service d’ordre. (En manière d’interlude, nous bûmes ici un petit bordeaux.) Le tribut suivant fut rendu par Neptune – ensuite vint le turbo : une neige floconneuse, et juste ce qu’il fallait de gélatine pour que son onctuosité ne soit pas trop tortuesque.
(À ce stade nous prîmes un verre de xérès en guise de rafraîchissement.) Après avoir essuyé ces escarmouches sans gravité, l’artillerie lourde du festin fit son entrée, sous la direction du généralissime anglais bien connu, le rosbif. On nous présenta les aides de camp : une selle de mouton, une dinde bien grasse, une tourte au poulet une cohorte sans fin d’autres mets succulents, tandis que s’avançaient en éclaireur neuf bouteilles d’ale bourdonnante. L’artillerie lourde partit sur les traces des tirailleurs légers ; une brigade d’élite dressa alors ses tentes giboyeuses sur le sur la table et alluma les feux de camp au rouge luminescent des carafons.
Puis ce fut le tour des tartes, des pudding et d’innombrables douceurs ; enfin le fromage et les biscuits. (Ici, par goût de la cérémonie, ou tout simplement pour maintenir les bonnes vieilles traditions, chacun prit un verre de bon vieux porto.)
On enleva alors la nappe ; telle l’armée de Blücher arrivant, au moment crucial, sur la plaine de Waterloo, s’avança sur la table, un détachement tout frais de bouteilles, encore couvertes des poussières de leur marche forcée.
Toutes les manœuvres militaires étaient supervisées par un homme étonnant, un vieux feld-maréchal (je ne peux me résoudre à lui donner le titre plus glorieux de maître d’hôtel) aux cheveux blancs, assortis à sa serviette : un visage à la Socrate. Au milieu du festin, de l’hilarité tout entier à la tâche importante qui était la sienne, il ne daigna pas décocher un sourire. Le Vénérable !
J’ai essayé, plus haut, de donner un petit aperçu du plan général des opérations. Mais chacun sait qu’un repas réussi et chaleureux est une sorte de pêle-mêle indistinct qui déconcerterait le plus zélé des greffiers. C’est ainsi que j’ai parlé d’un verre de bordeaux, d’un verre de xérès, d’un verre de porto, d’une chope de bière, à des occasions et des moments bien précis. Mais il ne s’agissait, pour ainsi dire, que de rasades officielles. Entre le faste imposant de ces jalons, d’innombrables verres furent vidés à l’improviste.
Les neuf célibataires paraissaient avoir les plus tendres égards pour la santé des présents. À tout instant, noyés sous les flots de vin, ils exprimaient, avec le plus grand sérieux du monde, leurs vœux les plus sincères de parfait bien-être et de forme durable à leurs voisins de droite et de gauche. Je constatai que, lorsqu’un de ces aimables célibataires voulait se resservir (pour le seul bien de son estomac, comme Timothée), il attendait toujours qu’un autre célibataire ait son verre vide. Cela aurait paru trop indélicat, égoïste et peu fraternel que de se verser, seul dans un coin, un verre non partagé. Cependant, plus librement coulait le vin, plus l’on voyait l’esprit des convives s’approcher de la chaleur et de la spontanéité idéales. Ils racontaient toutes sortes d’histoire plaisantes…