Conseils d’un frère à sa sœur, d’un père à son fils et du père à sa fille.
Polonius est le père, Ophélia la fille et Laertes le fils qui doit embarquer pour la France. Ophélia est courtisée par le prince du Danemark : Hamlet.
ACTE I – SCENE 3
Une chambre dans la maison de Polonius.
Entrent Laertes et Ophélia.
LAERTES – Mes bagages sont embarqués, adieu ! Ah ! sœur, quand les vents seront bons et qu’un convoi sera prêt à partir, ne vous endormez pas, mais donnez-moi de vos nouvelles.
OPHELIA – En pouvez-vous douter ?
LAERTES – Pour ce qui est d’Hamlet et de ses frivoles attentions, regardez cela comme une fantaisie, un jeu sensuel, une violette de la jeunesse printanière, précoce mais éphémère, suave mais sans durée, dont le parfum remplit une minute ; rien de plus.
OPHELIA – Rien de plus, Vraiment ?
LAERTES – Non, croyez-moi, rien de plus. Car la nature, dans la croissance, ne développe pas seulement les muscles et la masse du corps; mais, à mesure que le temple est plus vaste, les devoirs que le service intérieur impose à l’âme grandissent également. Peut-être vous aime-t-il aujourd’hui; peut-être aucune souillure, aucune déloyauté ne ternit-elle la vertu de ses désirs; mais vous devez craindre, en considérant sa grandeur, que sa volonté ne soit pas à lui; en effet, il est lui-même le sujet de sa naissance. Il ne lui est pas permis, comme aux gens sans valeur, de décider pour lui-même; car de son choix dépendent le salut et la santé de tout l’Etat; et aussi son choix doit-il être circonscrit par l’opinion et par l’assentiment du corps dont il est la tête. Donc, s’il dit qu’il vous aime, vous ferez sagement de n’y croire que dans les limites où son rang spécial lui laisse la liberté de faire ce qu’il dit: liberté que règle tout entière la grande voix du Danemark. Considérez donc quelle atteinte subirait votre honneur si vous alliez écouter ses chansons d’une oreille trop crédule, ou perdre votre coeur, ou bien ouvrir le trésor de votre chasteté à son importunité triomphante. Prenez-y garde, Ophélia, prenez-y garde, ma chère soeur, et tenez-vous en arrière de votre affection, hors de la portée de ses dangereux désirs. La vierge la plus chiche est assez prodigue si elle démasque sa beauté pour la lune. La vertu même n’échappe pas aux coups de la calomnie; le ver ronge les nouveau-nés du printemps, trop souvent même avant que leurs boutons soient éclos; et c’est au matin de la jeunesse, à l’heure des limpides rosées, que les souffles contagieux sont le plus menaçants. Soyez donc prudente: la meilleure sauvegarde, c’est la crainte; la jeunesse trouve la révolte en elle-même, quand elle ne la trouve pas près d’elle.
OPHELIA – Je conserverai le souvenir de ces bons conseils comme un gardien pour mon coeur. Mais vous, cher frère, ne faites pas comme ce pasteur impie qui indique une route escarpée et épineuse vers le ciel, tandis que lui-même, libertin repu et impudent, foule les primevères du sentier de la licence, sans se soucier de ses propres sermons.
LAERTES – N’ayez pas de crainte pour moi. Je tarde trop longtemps. Mais voici mon père.
(Polonius entre)
Une double bénédiction est une double faveur; l’occasion sourit à de seconds adieux.
POLONIUS – Encore ici, Laertes! A bord! A bord! Quelle honte! Le vent est assis sur l’épaule de votre voile, et l’on vous attend. Voici ma bénédiction! (Il met sa main sur la tête de Laertes) Maintenant grave dans ta mémoire ces quelques préceptes. Refuse l’expression à tes pensées et l’exécution à toute idée irréfléchie. Sois familier, mais nullement vulgaire. Quand tu as adopté et éprouvé un ami, accroche-le à ton âme avec un crampon d’acier; mais ne durcis pas ta main au contact du premier camarade frais éclos que tu dénicheras. Garde-toi d’entrer dans une querelle; mais, une fois dedans, comporte-toi de manière que l’adversaire se garde de toi. Prête l’oreille à tous, mais tes paroles au petit nombre. Prends l’opinion de chacun; mais réserve ton jugement. Que ta mise soit aussi coûteuse que ta bourse te le permet, sans être de fantaisie excentrique; riche, mais peu voyante; car le vêtement révèle souvent l’homme; et en France, les gens de qualité et du premier rang ont, sous ce rapport, le goût le plus exquis et le plus digne. Ne sois ni emprunteur, ni prêteur; car le prêt fait perdre souvent argent et ami, et l’emprunt émousse l’économie. Avant tout, sois loyal envers toi-même; et, aussi infailliblement que la nuit suit le jour, tu ne pourras être déloyal envers personne. Adieu! Que ma bénédiction assaisonne pour toi ces conseils!
LAERTES – Je prends très humblement congé de vous, monseigneur.
POLONIUS – L’heure vous appelle: allez! vos serviteurs attendent.
LAERTES – Adieu, Ophélia! et souvenez-vous bien de ce que je vous ai dit.
OPHELIA – Tout est enfermé dans ma mémoire, et vous en garderez vous-même la clef.
LAERTES – Adieu!
(Laertes sort)
POLONIUS – Que vous a-t-il dit, Ophélia?
OPHELIA – C’est, ne vous déplaise! quelque chose touchant le seigneur Hamlet.
POLONIUS – Bonne idée, pardieu! On m’a dit que, depuis peu, Hamlet a eu avec vous de fréquents tête-à- tête; et que vous-même vous lui aviez prodigué très généreusement vos audiences. S’il en est ainsi, et l’on me l’a fait entendre par voie de précaution, je dois vous dire que vous ne comprenez pas très clairement vous-même ce qui convient à ma fille et à votre honneur. Qu’y a-t-il entre vous? Confiez-moi la vérité.
OPHELIA – Il m’a depuis peu, monseigneur, fait maintes offres de son affection.
POLONIUS – De son affection! peuh! Vous parlez en fille naïve qui n’a point passé par le crible de tous ces dangers-là. Croyez-vous à ses offres, comme vous les appelez?
OPHELIA – Je ne sais pas, monseigneur, Ce que je dois penser.
POLONIUS – Eh bien! moi, je vais vous l’apprendre. Pensez que vous êtes une enfant d’avoir pris pour argent comptant des offres qui ne sont pas de bon aloi. Estimez-vous plus chère; ou bien, pour ne pas perdre le souffle de ma pauvre parole en périphrases, vous m’estimez pour un niais.
OPHELIA – Monseigneur, il m’a importunée de son amour, mais avec des manières honorables.
POLONIUS – Oui, appelez Cela des manières, allez! allez!
OPHELIA – Et il a appuyé ses discours, monseigneur, de tous les serments les plus sacrés.
POLONIUS – Bah! pièges à attraper des grues! Je sais, alors que le sang brûle, avec quelle prodigalité l’âme prête des serments à la langue. Ces lueurs, ma fille, qui donnent plus de lumière que de chaleur, et qui s’éteignent au moment même où elles promettent le plus, ne les prenez pas pour une vraie flamme. Désormais, ma fille, soyez un peu plus avare de votre virginale présence; ne dépréciez point vos rendez-vous à ce point de les donner à commandement. Quant au seigneur Hamlet, ce que vous devez penser de lui, c’est qu’il est jeune, et qu’il a pour ses écarts la corde plus lâche que vous. En un mot, Ophélia, ne vous fiez pas à ses serments; car ils sont, non les interprètes de l’intention qui se montre sous leur vêtement, mais les entremetteurs des désirs sacrilèges, qui ne profèrent tant de saintes et pieuses promesses que pour mieux tromper. Une fois pour toutes, je vous le dis en termes nets: à l’avenir, ne calomniez pas vos loisirs en employant une minute à échanger des paroles et à causer avec le seigneur Hamlet. Veillez-y, je vous l’ordonne! Passez votre chemin.
OPHELIA – J’obéirai, monseigneur.
(Ils sortent)
Pour lire une petite biographie de Shakespeare
On peut aussi regarder le film Hamlet de Kenneth Branagh.