Plutus – Aristophane

Aristophane est né à Athènes vers 445 et mort vers 386 avant Jésus Christ, il est l’un des premiers auteurs de comédies de l’histoire. Onze de ses pièces nous sont parvenues, notamment Plutus, l’Assemblée des femmes…

Plutus est le Dieu de la richesse, et dans ce passage il est déguisé en misérable.

PLUTUS.

Écoutez maintenant, car je vois bien qu’il faut que je vous dise ce que j’avais résolu de vous cacher : je suis Plutus.

CHRÉMYLE.

Ô le plus scélérat de tous les hommes ! Tu serais Plutus, et tu nous l’aurais caché ?

CARION.

Toi, Plutus, dans un si misérable état ?

CHRÉMYLE.

Ô Phébus Apollon ! Dieux et Génies ! Ô Jupiter ? Quoi ! tu serais Plutus ?

PLUTUS.

Oui.

CHRÉMYLE.

Lui-même ?

PLUTUS.

Lui, en personne.

CHRÉMYLE.

Hé ! d’où sors-tu donc si mal vêtu ?

PLUTUS.

Je viens de chez Patrocle, qui ne s’est jamais baigné depuis qu’il est au monde.

CHRÉMYLE.

Mais, je te prie, comment es-tu devenu aveugle ?

PLUTUS.

C’est un présent que m’a fait Jupiter par jalousie pour les hommes. Car, lorsque j’étais fort jeune, je le menaçai de n’aller que chez les gens de bien, et il me rendit aveugle afin que je ne pusse plus les reconnaître, tant il porte d’envie à tous ceux qui ont de la vertu !

CHRÉMYLE.

Ce n’est pourtant que par les gens vertueux et honnêtes qu’il est honoré.

PLUTUS.

J’en conviens.

CHRÉMYLE.

Eh bien donc, si tu recouvrais la vue comme autrefois, fuirais-tu encore les méchants ?

PLUTUS.

Assurément.

CHRÉMYLE.

Irais-tu chez les gens de bien ?

PLUTUS.

Sans doute, car il y a longtemps que je n’en ai vu.

CHRÉMYLE.

Cela n’est pas étonnant, puisque, avec de bons yeux, je n’en vois pas un.

PLUTUS.

Lâchez-moi donc maintenant, car vous savez tout ce qui me regarde.

CHRÉMYLE.

Oh, par Jupiter, nous te retiendrons bien plus fortement.

PLUTUS.

Ne vous ai-je pas dit que vous me tourmenteriez ?

CHRÉMYLE.

Mais, je t’en conjure, laisse-toi persuader et ne me quitte point. Tu auras beau chercher, tu ne trouveras pas un si honnête homme que moi. Non, par Jupiter, il n’y en a pas un assurément, et je suis l’unique.

PLUTUS.

Ils disent tous cela ; mais quand une fois ils me possèdent et qu’ils sont riches, ils deviennent tout à fait méchants.

CHRÉMYLE.

Cela est vrai, mais pourtant tous les hommes ne sont pas méchants.

PLUTUS.

Tous sans exception.

CARION.

Tu me payeras cela.

CHRÉMYLE.

Mais afin que tu saches tous les avantages que tu auras si tu demeures avec nous, écoute : je crois qu’avec l’assistance du ciel, je te guérirai de cette cécité et que je te ferai recouvrer la vue.

PLUTUS.

Ne fais rien de cela, je veux rester aveugle.

CHRÉMYLE.

Que dis-tu là !

CARION.

Voilà un homme qui est né pour être malheureux !

PLUTUS.

Jupiter, je le sais assez, connaissant toutes les méchancetés de ces drôles-ci, me perdrait sans ressource.

CHRÉMYLE.

Est-ce qu’il ne te fait pas déjà assez de mal de te laisser marcher ainsi à tâtons sans savoir où tu vas ?

PLUTUS.

Je ne sais, mais je le crains terriblement.

CHRÉMYLE.

Est-il vrai ? Ô le plus poltron de tous les dieux ! Eh ! crois-tu que tout l’empire de Jupiter et tous ses tonnerres valussent seulement un triobole, si tu recouvrais la vue, ne fût-ce que pour un moment ?

PLUTUS.

Ah ! malheureux, ne dis pas cela !

CHRÉMYLE.

Sois tranquille ; je vais te prouver que tu es beaucoup plus puissant que Jupiter.

PLUTUS.

Moi, dis-tu ?

CHRÉMYLE.

J’en jure par le ciel. Et d’abord, qui est-ce qui fait que Jupiter règne sur les autres dieux ?

CARION.

C’est l’argent, car il en a beaucoup.

CHRÉMYLE.

Et qui lui donne cet argent ?

CARION.

C’est lui.

CHRÉMYLE.

Et qui fait que les hommes lui sacrifient ? N’est-ce pas aussi Plutus ?

CARION.

Oui, sans doute, car les hommes ne font des sacrifices à Jupiter que pour le prier de les enrichir.

CHRÉMYLE.

C’est donc Plutus qui est cause de tous les sacrifices, et, s’il voulait, il les ferait cesser tous dans un moment.

PLUTUS.

Comment cela ?

CHRÉMYLE.

Parce que, si tu voulais, il n’y aurait pas un homme qui lui sacrifiât désormais ni bœufs, ni brebis, ni qui lui offrît la moindre chose, pas un gâteau.

PLUTUS.

Comment donc ?

CHRÉMYLE.

Comment donc ? Hé, parce que personne n’aurait d’argent pour en acheter, si tu n’en donnais, de sorte que si Jupiter s’avisait de te chagriner, tu pourrais, toi seul, détruire toute sa puissance.

PLUTUS.

Que dis-tu ? C’est moi qui suis cause qu’on lui sacrifie ?

CHRÉMYLE.

Oui, certes ; et bien plus, c’est que, parmi les hommes, il n’y a rien de beau et d’agréable que par toi, et aujourd’hui les richesses font tout.

CARION.

Moi, par exemple, je suis esclave à cause d’un peu d’argent que mon maître a donné pour moi et parce que je ne suis pas riche.

CHRÉMYLE.

Et ne dit-on pas que si un homme sans fortune va chez les courtisanes de Corinthe, elles ne l’écoutent même pas, mais que, si c’est un riche, il n’y a point de caresses qu’elles ne lui fassent (1)?

CARION.

Tous les jeunes garçons en font autant : ils se donnent non pour les beaux yeux de leurs amis, mais pour leur argent.

CHRÉMYLE.

Oui, les coquins, et non pas ceux qui sont honnêtes, car ceux-ci ne prennent point d’argent.

CARION.

Quoi donc ?

CHRÉMYLE.

Oh ! l’un demande un beau cheval, l’autre des chiens de chasse.

CARION.

C’est sans doute qu’ils ont honte de demander de l’argent, et ils demandent autre chose pour mieux couvrir leur infamie.

CHRÉMYLE.

C’est toi qui es cause que les hommes ont inventé toutes sortes de métiers, de ruses et de fourberies ; l’un, assis dans sa boutique, détaille le cuir.

CARION.

Un autre est serrurier, un autre menuisier.

CHRÉMYLE.

Un autre fond l’or qu’il a reçu de toi.

CARION.

Celui-là, par Jupiter, vole les manteaux, celui-ci perce les murs.

CHRÉMYLE.

L’un est foulon.

CARION.

L’autre lave des laines.

CHRÉMYLE.

Celui-ci tanne des cuirs, celui-là vend des oignons.

CARION.

Et, à cause de toi, un pauvre diable surpris en adultère est épilé. 2

PLUTUS.

Que je suis malheureux d’avoir ignoré cela si longtemps !

CARION.

N’est-ce pas toi qui donnes tant d’orgueil au grand roi ?

CHRÉMYLE.

N’est-ce pas pour l’amour de toi que les Athéniens s’assemblent si souvent 3 ?

CARION.

Hé quoi ? Les trirèmes, n’est-ce pas toi qui les équipes 4 ?

CHRÉMYLE.

N’est-ce pas lui qui paye les troupes étrangères que nous entretenons à Corinthe 5 ?

CARION.

N’est-ce pas à cause de lui que Pamphile est si affligé 6 ?

CHRÉMYLE.

Et que Bélonopole a tant de chagrin du malheur de Pamphile ?

CARION.

N’est-ce pas lui qui fait qu’Agyrrhius pète si fort ?

CHRÉMYLE.

N’est-ce pas à cause de toi que Philepsius récite des fables ?

CARION.

N’est-ce pas toi qui es cause qu’on envoie du secours aux Égyptiens ?

CHRÉMYLE.

Laïs n’aime-t-elle pas Philonide pour l’amour de toi ?

CARION.

Et la tour de Timothée… 7 ?

CHRÉMYLE.

(À Carion) : Puisse-t-elle tomber sur toi. (À Plutus) : Enfin tout ce que l’on fait, n’est-ce pas à cause de toi ? Tu es seul la cause de tous les maux et de tous les biens ; sache bien qu’il en est ainsi.

CARION.

Et, à la guerre, la balance penche toujours en faveur de ceux sur qui il se repose 8 ?

PLUTUS.

Quoi, moi seul, je pourrais faire tout cela ?

CHRÉMYLE.

Et bien d’autres encore ; aussi personne ne s’est jamais lassé de toi. On se lasse de tout le reste : d’amour…..

CARION.

De pain.

CHRÉMYLE.

De musique.

CARION.

De friandises.

CHRÉMYLE.

De gloire.

CARION.

De gâteaux.

CHRÉMYLE.

De bravoure.

CARION.

De figues.

CHRÉMYLE.

D’ambition.

CARION.

De bouillie.

CHRÉMYLE.

De commandement.

CARION.

De lentilles.

CHRÉMYLE.

Mais de toi jamais personne ne s’en est lassé, et si quelqu’un a treize talents, il désire en avoir seize. S’il arrive à seize, il en souhaite aussitôt quarante, sans quoi il assure que la vie lui est insupportable.

PLUTUS.

En vérité, il me semble que vous me dites là de belles choses ; je n’ai qu’une crainte.

CHRÉMYLE.

Laquelle ? Dis.

PLUTUS.

De n’avoir jamais ce pouvoir dont vous me parlez.

CHRÉMYLE.

Eh ! par Jupiter, c’est bien justement que tout le monde dit qu’il n’y a personne de si peureux que Plutus.

PLUTUS.

Point du tout. C’est un voleur qui m’a ainsi calomnié autrefois, parce qu’un jour, étant entré dans une maison et y ayant tout trouvé sous clef, il ne put rien emporter. Alors il a appelé peur ma prévoyance.

CHRÉMYLE.

Oh ça ! ne te mets donc point en peine. Car si tu te montres empressé pour nos intérêts, je ferai assurément que tu auras la vue plus perçante que Lyncée 9.

PLUTUS.

Et comment pourrais-tu le faire, toi qui n’es qu’un mortel ?

CHRÉMYLE.

J’ai bonne espérance de ce qu’Apollon m’a dit, en agitant son laurier.

PLUTUS.

Est-ce qu’Apollon est du secret ?

CHRÉMYLE.

Oui, je te dis.

PLUTUS.

Prends garde !

CHRÉMYLE.

N’aie point peur ; car, sache-le bien, je prétends moi-même en venir à bout, quand j’en devrais mourir.

CARION.

Et moi, je prétends aussi être de la partie.

CHRÉMYLE.

Oh ! il y aura bien d’autres gens disposés à nous aider, qui, tous, pleins de probité, n’ont pas de quoi vivre.

PLUTUS.

Aïe ! tu me parles là d’un pauvre secours !

CHRÉMYLE.

Point du tout, si, une fois, ils sont riches. Mais, Carion, cours tant que tu pourras.

CARION.

Que faire ? Dis.

CHRÉMYLE.

Va vite appeler tous mes confrères les laboureurs ; tu les trouveras sans doute dans les champs, se donnant bien du mal ; dis-leur qu’ils viennent tous ici, afin qu’ils partagent avec nous les largesses de Plutus.

CARION.

J’y vais tout de suite; mais qui portera ce morceau de viande au logis 10 ?

CHRÉMYLE.

Je m’en chargerai ; hâte-toi.

PLUTUS, CHRÉMYLE.

CHRÉMYLE.

Et toi, ô de tous les immortels le plus puissant, grand Plutus, entre avec moi ici dans cette maison, car c’est celle qu’il faut que tu remplisses aujourd’hui de toutes sortes de biens, justement ou injustement.

PLUTUS.

Mais, en vérité, il me peine d’entrer dans une maison étrangère, jamais il ne m’y est arrivé rien de bon ; car si j’entre chez quelque avare, d’abord il fait une fosse très profonde dans la terre et il m’y cache, et, si quelque honnête homme de ses amis vient le prier de lui prêter quelque peu d’argent, il jure qu’il ne m’a vu de sa vie. Si, d’un autre côté, je tombe entre les mains de quelque extravagant débauché, il me livre aux filles de joie et au jeu, et me joue au premier coup de dés, de sorte qu’en fort peu de temps l’on me met tout nu à la porte.

CHRÉMYLE.

C’est que jamais tu n’as rencontré personne qui sache tenir le milieu comme moi ; mais il n’y a point d’homme au monde qui aime plus à épargner que moi et à dépenser aussi quand il le faut. Mais entrons chez nous, car je veux que ma femme et mon fils te voient, mon fils unique, qu’après toi j’aime plus que tout ce qu’il y a au monde.

PLUTUS.

Je le crois.

CHRÉMYLE.

Car pourquoi ne te dirait-on pas la vérité ?

(Ils entrent dans la maison.)

Notes

  1. C’est de là qu’est venu le proverbe : « Tout le monde ne peut pas aller à Corinthe. » ↩︎
  2. Tel était le châtiment en usage en pareil cas. La loi de Solon ne renfermait aucune pénalité pour ce délit. — Carion fait allusion aux femmes qui payent leurs amants. ↩︎
  3. Chaque citoyen se rendant à l’assemblée recevait trois oboles ↩︎
  4. Les trirèmes (bateau de combat) étaient équipées aux frais des citoyens les plus riches. ↩︎
  5. Aristophane fait ici aux Athéniens un reproche qui leur a été fait, en plus d’une occasion, par Démosthène. Les Athéniens étaient devenus lâches, timides et paresseux ; au lieu d’aller à la guerre, ils y entretenaient des armées soudoyées, qui leur coûtaient fort cher. C’est ce qu’Aristophane blâme ici très ingénieusement. ↩︎
  6. Il avait été exilé pour avoir détourné des fonds de l’État. ↩︎
  7. On suppose qu’il s’agit d’une tour magnifique que faisait élever le riche Timothée. ↩︎
  8. La même idée se trouve dans Démosthène, qui dit quelque part : « Sans argent, à la guerre, on ne peut rien entreprendre de tout ce qu’il faut faire. » ↩︎
  9. Lyncée, un des Argonautes, renommé pour sa vue perçante. ↩︎
  10. C’était une part de la victime que Chrémyle avait offerte. ↩︎
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