Lord Jim – Joseph Conrad

Le narrateur, Marlowe, un marin, raconte dans le roman la vie d’un autre marin, Lord Jim. Celui-ci a connu un « début de carrière » dont il n’est pas très fier… Marlowe évoque ici le retour au pays natal.  

Je retournais donc au pays, je vous le répète, à ce pays assez lointain pour que tous les foyers y deviennent comme un seul foyer, auquel le plus humble d’entre nous a le droit de s’asseoir. Illustres ou obscurs, nous errons par milliers à la surface du globe, pour amasser au-delà des mers argent ou gloire, ou gagner seulement une croûte de pain ; mais il me semble que pour chacun de nous le retour au pays constitue une sorte de reddition de comptes. Nous rentrons pour affronter nos supérieurs, nos parents, nos amis, ceux à qui nous obéissons et ceux que nous aimons… mais les êtres mêmes qui n’ont personne, les plus dépouillés, les plus solitaires, les plus libérés de juges et de liens, ceux pour qui le foyer ne comporte ni chers visages ni voix familières, – doivent affronter l’âme du pays, l’âme qui flotte dans son air et dans son ciel, sur ses vallées et sur ses collines, sur ses champs, ses eaux et ses bois, comme un muet ami, un juge et un inspirateur. Dites ce que vous voudrez, mais pour retrouver la joie du pays, pour affronter sa vérité et respirer sa paix, il faut rentrer avec la conscience libre. Tout cela peut vous paraître pure sentimentalité, et peu d’entre nous, en effet, ont le désir ou la faculté de regarder consciencieusement sous la surface des émotions familières. Il y a les jeunes filles que nous aimons, les hommes vers qui nous levons les yeux, les tendresses, les amitiés, les occasions, les plaisirs… Mais le fait reste entier ; il faut avoir les mains propres pour toucher à sa récompense, si l’on ne veut pas la voir changée en feuilles mortes entre les doigts. Je crois que ce sont les isolés, les êtres sans foyer et sans affection, ceux qui ne retournent pas à une maison, mais au pays lui-même, pour retrouver son âme désincarnée, éternelle et immuable, je crois que ce sont ceux-là qui éprouvent le mieux sa sévérité et sa puissance rédemptrice, la grâce de son droit séculaire à notre fidélité et à notre soumission. Oui, si nous ne sommes pas nombreux à comprendre cela, nous le sentons tous, et je dis tous, sans exception, car ceux qui ne le sentent pas ne comptent pas non plus. Tout brin d’herbe a son petit coin de terre d’où il tire vie et force, et l’homme aussi est enraciné dans une terre spéciale d’où il tire sa foi en même temps que sa vie. Je ne sais jusqu’à quel point Jim comprenait, mais je sais qu’il sentait ; il sentait confusément mais d’intense façon, la nécessité d’une telle vérité,… ou d’une telle illusion ; peu m’importe le nom que vous lui donnerez ; cela fait une bien petite différence, et cette différence-là signifie si peu ! Le certain, c’est qu’en raison de tels sentiments, il attachait, lui, de l’importance à un retour. Il ne retournerait jamais au pays, jamais ! S’il avait été capable de manifestations pittoresques, il eût frémi à cette seule pensée, et vous eût fait frémir aussi. Mais il n’était pas homme à s’abandonner à de telles faiblesses, bien qu’à sa façon, ce fût un expressif. À l’idée d’un tel retour, il serait devenu désespérément raide et impassible, le menton baissé et la lèvre boudeuse, cependant que ses yeux bleus candides auraient lancé un éclair sous les sourcils froncés, comme devant une pensée intolérable et révoltante. Il y avait de l’imagination sous ce crâne dur que l’épaisse chevelure crépue coiffait comme d’un casque. Pour moi qui n’ai pas d’imagination (je serais plus rassuré aujourd’hui sur son sort, si j’en avais), je ne veux pas vous faire croire que je me représentasse l’âme du pays surgissant au-dessus des blanches falaises de Douvres, pour me demander ce que j’avais fait, – moi qui revenais sans os cassés, – de mon très jeune frère. Je savais trop bien qu’il était de ces êtres sur le sort desquels il n’y a point d’enquête ; j’avais vu des hommes qui valaient mieux que lui disparaître et s’évanouir à jamais, sans provoquer une manifestation de curiosité ou de regret. Ainsi qu’il sied aux génies de vaste envergure, l’âme du pays n’a cure de vies innombrables. Malheur aux traînards ! Nous n’existons qu’à notre place dans le rang ! Il était resté en arrière et n’avait pas su rester à la hauteur de ses camarades, mais il le sentait avec une intensité qui le rendait touchant, au même titre que la vie plus intense d’un homme rend sa mort plus émouvante que celle d’un arbre. Je m’étais trouvé à point sur sa route, et j’avais été touché, voilà toute l’histoire.

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