Le personnage de « l’Idiot » retourne en Russie après un long séjour à l’étranger. Un des cinq « grands romans » de l’écrivain russe Dostoïevski (1821 – 1881).
Dans ce passage, celui qui raconte cette histoire est le personnage principal du roman, « l’idiot » ; il a une vingtaine d’années à ce moment-là, et séjourne en Suisse pour se soigner.
(chap.VI)
Là-bas… dans ce village suisse, il y avait toujours des enfants; je passais tout mon temps avec eux et rien qu’avec eux. C’était toute la bande des écoliers du village. On ne peut pas dire que je les instruisais ; oh non ! c’était l’affaire du maître d’école, qui s’appelait Jules Thibaut ; mettons que j’aie contribué à leur instruction, mais il est plus exact de dire que j’ai vécu parmi eux et que c’est ainsi que se sont écoulées mes quatre années. Je n’avais pas besoin d’une autre société.
Je leur disais tout, je ne leur cachais rien. Leurs pères et parents se fâchèrent tous contre moi parce que ces enfants finissaient par ne plus pouvoir se passer de moi ; ils se groupaient toujours à mes côtés, si bien que le maître d’école lui-même devint mon plus grand ennemi. Je m’aliénai là-bas beaucoup d’autres gens, toujours à cause des enfants. Schneider même me gourmanda* à ce sujet.
Qu’appréhendaient-ils donc ? On peut tout dire à un enfant, tout ; j’ai toujours été surpris de voir combien les grandes personnes, à commencer par les pères et mères, connaissaient mal les enfants. On ne doit rien cacher aux enfants sous le prétexte qu’ils sont petits et qu’il est trop tôt pour leur apprendre quelque chose. Quelle triste et malencontreuse idée ! Les enfants eux-mêmes s’aperçoivent que leurs parents les croient trop petits et incapables de comprendre, alors qu’en réalité ils comprennent tout. Les grandes personnes ne savent pas qu’un enfant peut donner un conseil de la plus haute importance, même dans une affaire extrêmement compliquée. Oh mon Dieu ! quand un de ces jolis oisillons vous regarde avec son air confiant et heureux, vous avez honte de le tromper ! Si je les appelle oisillons, c’est parce qu’il n’y a rien au monde de meilleur qu’un petit oiseau. D’ailleurs, si tout le monde m’en a voulu au village, cela a été surtout la conséquence d’un incident… Quant à Thibaut c’était simplement la jalousie qui l’indisposait à mon égard ; il commença par hocher la tête et s’étonner de voir les enfants saisir tout ce que je leur disais, tandis qu’il se faisait à peine comprendre d’eux. Puis il se mit à se moquer de moi lorsque je lui déclarai que ni lui ni moi ne leur apprendrions rien, et que c’était plutôt d’eux que nous avions à apprendre. Comment a-t-il pu m’envier et me calomnier, alors que lui-même vivait au milieu des enfants ? au contact des enfants l’âme s’assainit.
(…)
Ils vinrent à maintes reprises me trouver en me priant tous de leur raconter quelque chose. À en juger par leur extrême attention à m’écouter, j’eus l’impression que je les intéressais. Dans la suite, je me mis à étudier et à lire dans le seul dessein de les faire profiter de ce que j’apprenais. Ce fut pendant trois ans mon occupation. Plus tard, lorsque tout le monde, y compris Schneider, me reprocha de leur avoir parlé comme à des adultes et de ne leur avoir rien caché, je répliquai que c’était une honte de mentir aux enfants, que ceux-ci n’en étaient pas moins au courant de tout, mais que, si on leur faisait des mystères, ils s’instruisaient sous une forme qui souillait leur imagination, ce qui n’était pas le cas pour ce que, moi, je leur apprenais. Sur ce point chacun n’a qu’à évoquer ses souvenirs d’enfance.
*gourmander : réprimander, gronder