Emile ou de l’éducation – Jean-Jacques Rousseau

Dans ce livre, le philosophe Jean-Jacques Rousseau expose ses principes de l’éducation de la petite enfance, de l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte.

Il y a un excès de rigueur et un excès d’indulgence, tous deux également à éviter. Si vous laissez pâtir les enfants, vous exposez leur santé, leur vie, vous les rendez actuellement misérables ; si vous leur épargnez avec trop de soin toute espèce de mal être, vous leur préparez de grandes misères, vous les rendez délicats, sensibles, vous les sortez de leur état d’hommes dans lequel ils rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quelques maux de la nature, vous êtes l’artisan de ceux qu’elle ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères, auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des enfants à la considération d’un temps éloigné qui peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je donne à mon Élève le dédommage amplement des légères incommodités auxquelles je le laisse exposé. Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient qu’à eux de s’aller chauffer, ils n’en font rien ; si on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, qu’ils ne sentent celles du froid. De quoi donc vous plaignez-vous ? Rendrai-je votre enfant misérable en ne l’exposant qu’aux incommodités qu’il veut bien souffrir ? Je fais son bien dans le moment présent en le laissant libre, je fais son bien dans l’avenir en l’armant contre les maux qu’il doit supporter. S’il avait le choix d’être mon Élève ou le vôtre, pensez-vous qu’il balançât un instant ?
Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour aucun être hors de sa constitution ? et n’est-ce pas sortir l’homme de sa constitution, que de vouloir l’exempter également de tous les maux de son espèce ? Oui, je le soutiens ; pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux ; telle est sa nature. Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur, ne connaîtrait ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération ; son cœur ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables.
Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C’est de l’accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus, et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu’il désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l’oiseau qui vole ; il voudra l’étoile qu’il voit briller ; il voudra tout ce qu’il verra : à moins d’être Dieu, comment le contenterez-vous ?
C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à certain point ; multipliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout. L’enfant donc qui n’a qu’à vouloir pour obtenir se croit le propriétaire de l’Univers ; il regarde tous les hommes comme ses esclaves : et quand enfin l’on est forcé de lui refuser quelque chose ; lui, croyant tout possible quand il commande, prend ce refus pour un acte de rébellion ; toutes les raisons qu’on lui donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des prétextes ; il voit partout de la mauvaise volonté : le sentiment d’une injustice prétendue aigrissant son naturel, il prend tout le monde en haine, et sans jamais savoir gré de la complaisance, il s’indigne de toute opposition.
Comment concevrais-je qu’un enfant ainsi dominé par la colère, et dévoré des passions les plus irascibles, puisse jamais être heureux ? Heureux, lui ! c’est un Despote ; c’est à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des créatures. J’ai vu des enfants élevés de cette manière, qui voulaient qu’on renversât la maison d’un coup d’épaule ; qu’on leur donnât le coq qu’ils voyaient sur un clocher ; qu’on arrêtât un Régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient l’air de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu’on tardait à leur obéir. Tout s’empressait vainement à leur complaire ; leurs désirs s’irritant par la facilité d’obtenir, ils s’obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradictions, qu’obstacles, que peines, que douleurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre. Étaient-ce là des êtres bien fortunés ? La faiblesse et la domination réunies n’engendrent que folie et misère. De deux enfants gâtés, l’un bat la table, et l’autre fait fouetter la mer ; ils auront bien à fouetter et à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d’empire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, et que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s’étendre et se multiplier ? Accoutumés à voir tout fléchir devant eux, quelle surprise en entrant dans le monde de sentir que tout leur résiste, et de se trouver écrasés du poids de cet Univers qu’il pensaient mouvoir à leur gré !

Leurs airs insolents, leur puérile vanité, ne leur attirent que mortifications, dédains, raille-
ries ; ils boivent les affronts comme l’eau ; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu’ils ne connaissent ni leur état ni leurs forces ; ne pouvant tout, ils croient ne rien pouvoir : tant d’obstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les avilissent ; ils deviennent lâches, craintifs, rampants, et retombent autant au-dessous d’eux-mêmes, qu’ils s’étaient élevés au-dessus.

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