Le Portrait de Dorian Gray – Oscar Wilde

Unique roman de Oscar Wilde : l’histoire d’un tableau au pouvoir étrange…

Dans cet extrait, nous assistons à une discussion entre amis…

– Elle parla de moi comme de son meilleur ami. Je l’avais seulement rencontrée une fois auparavant, mais elle s’était mise en tête de me lancer. Je crois que l’un de mes tableaux avait alors un grand succès et qu’on en parlait dans les journaux de deux sous qui sont, comme vous le savez, les étendards d’immortalité du dix-neuvième siècle. Soudain, je me trouvai face à face avec le jeune homme dont la personnalité m’avait si singulièrement intrigué ; nous nous touchions presque ; de nouveau nos regards se rencontrèrent. Ce fut indépendant de ma volonté, mais je demandai à Lady Brandon de nous présenter l’un à l’autre. Peut-être après tout, n’était-ce pas si téméraire, mais simplement inévitable. Il est certain que nous nous serions parlé sans présentation préalable ; j’en suis sûr pour ma part, et Dorian plus tard me dit la même chose ; il avait senti, lui aussi, que nous étions destinés à nous connaître.

– Et comment lady Brandon vous parla-t-elle de ce merveilleux jeune homme, demanda l’ami. Je sais qu’elle a la marotte de donner un précis rapide de chacun de ses invités. Je me souviens qu’elle me présenta une fois à un apoplectique et truculent gentleman, couvert d’ordres et de rubans et sur lui, me souffla à l’oreille, sur un mode tragique, les plus abasourdissants détails, qui durent être perçus de chaque personne alors dans le salon. Cela me mit en fuite ; j’aime connaître les gens par moi-même… Lady Brandon traite exactement ses invités comme un commissaire-priseur ses marchandises. Elle explique les manies et coutumes de chacun, mais oublie naturellement tout ce qui pourrait vous intéresser au personnage.

– Pauvre lady Brandon ! Vous êtes dur pour elle, observa nonchalamment Hallward.

– Mon cher ami, elle essaya de fonder un salon et elle ne réussit qu’à ouvrir un restaurant. Comment pourrais-je l’admirer ?… Mais, dites-moi, que vous confia-t-elle sur Mr Dorian Gray ?

– Oh ! quelque chose de très vague dans ce genre : «Charmant garçon ! Sa pauvre chère mère et moi, étions inséparables. Tout à fait oublié ce qu’il fait, ou plutôt, je crains… qu’il ne fasse rien ! Ah ! si, il joue du piano… Ne serait-ce pas plutôt du violon, mon cher Mr Gray ? » Nous ne pûmes tous deux nous empêcher de rire et du coup nous devînmes amis.

– L’hilarité n’est pas du tout un mauvais commencement d’amitié, et c’est loin d’en être une mauvaise fin, dit le jeune lord en cueillant une autre marguerite.

Hallward secoua la tête…

– Vous ne pouvez comprendre, Harry, murmura-t-il, quelle sorte d’amitié ou quelle sorte de haine cela peut devenir, dans ce cas particulier. Vous n’aimez personne, ou, si vous le préférez, personne ne vous intéresse.

– Comme vous êtes injuste ! s’écria lord Henry, mettant en arrière son chapeau et regardant au ciel les petits nuages, qui, comme les floches d’écheveau d’une blanche soie luisante, fuyaient dans le bleu profond de turquoise de ce ciel d’été.

« Oui, horriblement injuste !… J’établis une grande différence entre les gens. Je choisis mes amis pour leur bonne mine, mes simples camarades pour leur caractère, et mes ennemis pour leur intelligence ; un homme ne saurait trop attacher d’importance au choix de ses ennemis ; je n’en ai point un seul qui soit un sot ; ce sont tous hommes d’une certaine puissance intellectuelle et, par conséquent, ils m’apprécient. Est-ce très vain de ma part d’agir ainsi ! Je crois que c’est plutôt… vain.

– Je pense que ça l’est aussi Harry. Mais m’en référant à votre manière de sélection, je dois être pour vous un simple camarade

– Mon bon et cher Basil, vous m’êtes mieux qu’un camarade…

– Et moins qu’un ami : Une sorte de… frère, je suppose !

– Un frère !… Je me moque pas mal des frères !… Mon frère aîné ne veut pas mourir, et mes plus jeunes semblent vouloir l’imiter.

– Harry ! protesta Hallward sur un ton chagrin.

– Mon bon, je ne suis pas tout à fait sérieux. Mais je ne puis m’empêcher de détester mes parents ; je suppose que cela vient de ce que chacun de nous ne peut supporter de voir d’autres personnes ayant les mêmes défauts que soi-même.

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