Lors de sa rencontre en 1791 avec George Washington, qui est le premier Président des Etats-Unis (de 1789 à 1797), Chateaubriand a 23 ans. Il était jeune officier mais avait décidé de partir en voyage pour « découvrir le passage au nord-ouest de l’Amérique ».
Livre 6 – Chapitre 7
Londres, d’avril à septembre 1822.
Philadelphie. − Le général Washington.
Baltimore, comme toutes les autres métropoles des Etats−Unis, n’avait pas l’étendue qu’elle a maintenant : c’était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les moeurs et la société avaient une grande affinité avec les moeurs et la société de l’Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d’adieu. J’arrêtai ma place au stage−coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j’y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau−Monde.
La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat : presque point d’arbres, fermes éparses, villages clairsemés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l’étang de Combourg.
En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques−unes plantées, se coupant à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l’est à l’ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe : on n’en parle pas en Amérique ; ses rives sont basses et peu pittoresques.
A l’époque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s’étendait pas encore jusqu’à la Shuylkill; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons.
L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des Etats−Unis, ce sont les grandes oeuvres de l’architecture : la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifia point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument à Philadelphie, à New−York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits: l’oeil est attristé de ce niveau.
Descendu d’abord à l’auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint−Domingue, et des Français émigrés avec d’autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté : rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.
Un homme, débarqué comme moi aux Etats−Unis, plein d’enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigidité des premières moeurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l’inégalité des fortunes, l’immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j’aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L’apparence du peuple était agréable : les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.
A cette heure de ma vie, j’admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l’époque du monde où nous étions parvenus : je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des moeurs dans une société naissante ; mais j’ignorais la liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité : Dieu veuille qu’elle soit durable ! on n’est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d’avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.
Lorsque j’arrivai à Philadelphie, le général Washington n’y était pas ; je fus obligé de l’attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d’après mes idées d’alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l’an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait−il être autre qu’un rustre, piquant ses boeufs de l’aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j’allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.
Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines était le palais du président des Etats-Unis : point de gardes ; pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu’il y était. Je répliquai que j’avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu’elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : « Walk in, sir. Entrez, monsieur » et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m’introduisit dans un parloir où elle me pria d’attendre le général.
Je n’étais pas ému : la grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point ; j’admire la première sans en être écrasé ; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect : visage d’homme ne me troublera jamais.
Au bout de quelques minutes, le général entra : d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l’ouvrit, courut à la signature qu’il lut tout haut avec exclamation : » Le colonel Armand ! » C’était ainsi qu’il l’appelait et qu’avait signé le marquis de La Rouërie.
Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m’écoutait avec une sorte d’étonnement ; je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : » Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. − Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme » s’écria−t−il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.
Je n’eus garde de manquer au rendez−vous. Nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l’ai déjà remarqué étaient des jouets assez niais qu’on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l’Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.
Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l’ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.
Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d’un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu’un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu ; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n’est peut−être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire : heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.