– Écoutez, j’ai l’intention de monter ici un atelier de reliure, cet établissement serait fondé sur les principes relationnels de l’association. Comme vous habitez la ville, qu’en pensez-vous ? Ai-je des chances de succès ?
– Eh ! Marie, chez nous on ne lit pas ; il n’y a même pas de livres. Et il en ferait relier ?
– Qui ? il !
– Le lecteur d’ici, l’habitant de la ville en général, Marie.
– Eh bien, alors exprimez-vous plus clairement, au lieu de dire : il, on ne sait pas à qui se rapporte ce pronom. Vous ne connaissez pas la grammaire.
– C’est dans l’esprit de la langue, Marie, balbutia Chatoff.
– Ah ! laissez-moi tranquille avec votre esprit, vous m’ennuyez. Pourquoi le lecteur ou l’habitant de la ville ne fera-t-il pas relier ses livres ?
– Parce que lire un livre et le faire relier sont deux opérations qui correspondent à deux degrés de civilisation très différents. D’abord, il s’habitue peu à peu à lire, ce qui, bien entendu, demande des siècles ; mais il n’a aucun soin du livre, le considérant comme un objet sans importance. Le fait de donner un livre à relier suppose déjà le respect du livre ; cela indique que non seulement, il a pris goût à la lecture, mais encore qu’il la tient en estime. L’Europe depuis longtemps fait relier ses livres, la Russie n’en est pas encore là.
– Quoique dit d’une façon pédantesque, cela, du moins, n’est pas bête et me reporte à trois ans en arrière ; vous aviez parfois assez d’esprit il y a trois ans.
Elle prononça ces mots du même ton dédaigneux que toutes les phrases précédentes.
– Marie, Marie, reprit avec émotion Chatoff, – Ô Marie ! Si tu savais tout ce qui s’est passé durant ces trois ans ! J’ai entendu dire que tu me méprisais à cause du changement survenu dans mes opinions. Qui donc ai-je quitté ? Des ennemis de la vraie vie, des libérâtres arriérés, craignant leur propre indépendance ; des laquais de la pensée, hostiles à la personnalité et à la liberté ; des prédicateurs décrépits de la charogne et de la pourriture ! Qu’y a-t-il chez eux ? La sénilité, la médiocrité dorée, l’incapacité la plus bourgeoise et la plus plate, une égalité envieuse, une égalité sans mérite personnel, l’égalité comme l’entend un laquais ou comme la comprenait un Français de 93… Mais le pire, c’est qu’ils sont tous des coquins !
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